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3 questions à Neil Datta, Directeur exécutif du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs

Publié le 7 mars 2025 dans Actualités

Dans le cadre de son dossier spécial consacré à l’état des inégalités femmes-hommes dans le monde en 2025, Focus 2030 souhaite mettre en avant les personnalités qui participent chaque jour à la réalisation de l’égalité de genre.
 

 

Le Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs est un réseau de députés européens qui s’engagent à protéger les droits sexuels et reproductifs (DSSR) de toutes les personnes, à la fois dans leur pays et à l’étranger.

 

Entretien avec Neil Datta, Directeur exécutif du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs

 

Focus 2030 : Dans votre rapport de 2021, « La partie émergée de l’iceberg : Des financements issus de l’extrémisme religieux visent à faire reculer les droits humains en matière de santé sexuelle et reproductive en Europe 2009 – 2018  », vous avez identifié 707,2 millions de dollars de financements visant à faire reculer ces droits (« financement anti-genre ») entre 2009 et 2018. Pouvez-vous nous en dire plus sur les sources de ces fonds et les réseaux impliqués ?

Neil Datta  : Dans notre rapport de 2021, « La partie émergée de l’iceberg : Des financements issus de l’extrémisme religieux visent à faire reculer les droits humains en matière de santé sexuelle et reproductive en Europe 2009 – 2018 », nous avons analysé les activités financières de 120 organisations anti-genre opérant en Europe entre 2009 et 2018. Cependant, nous n’avons pu obtenir des données financières que pour 54 de ces organisations, soit moins de la moitié de l’échantillon total. Ce constat nous a conduits à choisir ce titre, La partie émergée de l’iceberg, illustrant que l’ampleur réelle du financement anti-genre reste largement invisible. Malgré cela, les données disponibles offrent un aperçu parlant du mouvement anti-genre.


Nous avons d’abord constaté une augmentation spectaculaire des financements au cours de la décennie. En 2009, ces organisations recevaient en moyenne 20 millions de dollars par an, un chiffre qui est passé à plus de 80 millions de dollars annuels en 2018, soit un quadruplement des financements. Une autre conclusion clé concerne la provenance géographique de ces fonds : 12 % provenaient des États-Unis, 25 % de la Fédération de Russie et 66 % de l’Europe elle-même.


En analysant de plus près ces financements, nous avons identifié que les fonds américains étaient principalement concentrés vers quelques grandes organisations, notamment l’Alliance Defending Freedom (ADF) et le Centre européen pour le droit et la justice. Ces groupes, spécialisés dans le contentieux juridique, ont transposé au contexte européen leur expertise acquise aux États-Unis. Par exemple, ADF a joué un rôle clé dans les batailles juridiques ayant conduit à l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade en 2022.


Concernant les financements russes, ceux-ci provenaient en grande partie de deux oligarques d’extrême droite, Vladimir Yakounine et Konstantin Malofeev, actuellement sanctionnés par l’Occident pour leur implication dans l’agression russe contre l’Ukraine. Ces acteurs ont mis en place ce que les chercheurs décrivent comme des « usines d’influence », visant à façonner les élites politiques, sociales et économiques occidentales en faveur d’un agenda pro-russe, positionnant la Russie comme défenseur des « valeurs chrétiennes européennes authentiques ».


Quant aux financements européens, ils provenaient principalement de personnalités fortunées, parmi lesquelles des chefs d’industrie, des milliardaires et des familles aristocratiques, qui jouent un rôle clé dans l’infrastructure financière du mouvement anti-genre. Par ailleurs, nous avons noté l’essor des plateformes de financement participatif créées par ces organisations pour collecter des fonds directement auprès de leurs sympathisants.


Avec ces 707 millions de dollars, les extrémistes religieux ont pu mettre en place cinq nouvelles infrastructures paneuropéennes de lobbying, respectivement dédiées à la lutte contre l’avortement ; la promotion de l’homophobie ; la création d’un parti politique ultra-conservateur chrétien à l’échelle européenne ; l’expansion d’un réseau pseudo-catholique aux tendances sectaires ; le développement d’une plateforme mondiale de pétitions sur les réseaux sociaux, facilitant le harcèlement en ligne par des groupes ultra-conservateurs.

Ces initiatives illustrent la transnationalisation du mouvement anti-genre, qui a non seulement accru ses capacités d’action mais a également permis l’émergence d’une nouvelle génération de leaders ultraconservateurs.


Nous mettons actuellement à jour cette recherche et prévoyons la publication d’un nouveau rapport en mai 2025, intitulé « The Next Wave : Religious Extremist Funding in Europe ». Nos premières conclusions indiquent que les financements entre 2018 et 2022 ont plus que doublé par rapport à la période précédente.


Focus 2030 : Le Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs (EPF) mobilise un réseau de parlementaires à travers l’Europe pour faire avancer les droits et la santé sexuels et reproductifs (DSSR). Quelles actions concrètes les parlementaires peuvent-ils entreprendre pour soutenir les droits des femmes et leur autonomie corporelle ?

Neil Datta  : Les parlementaires disposent en effet de mandats constitutionnels essentiels pour promouvoir les DSSR : légiférer et s’assurer du respect des lois et politiques, demander aux gouvernements de rendre compte de leurs engagements, et garantir un financement adéquat pour la mise en œuvre de ces politiques. Dans ces trois domaines, des actions décisives sont nécessaires pour renforcer les droits des femmes et leur autonomie corporelle.

Renforcer les lois et politiques publiques : malgré les progrès en matière d’égalité de genre, des droits fondamentaux comme l’accès à l’avortement restent précaires. Dans de nombreux pays, ces droits ne sont pas garantis de manière cohérente et sont souvent soumis à des revirements politiques qui menacent les acquis obtenus de haute lutte. Les parlementaires doivent s’efforcer d’inscrire ces droits dans la législation nationale, en veillant à ce que l’avortement soit protégé par la loi, accessible et exempt de restrictions injustifiées. Par ailleurs, bien que la contraception soit reconnue comme essentielle à l’autonomie reproductive, des lacunes subsistent en matière d’accessibilité financière, de disponibilité et d’information du public. Il est crucial de renforcer les lois garantissant un accès universel aux contraceptifs modernes, y compris la contraception d’urgence. En parallèle, les parlementaires doivent défendre l’éducation à la sexualité, qui permet aux individus de faire des choix éclairés en matière de santé reproductive.

C’est dans cette optique que l’EPF a élaboré une série d’atlas des politiques sur l’avortement, la contraception, la prévention des cancers liés aux papillomavirus (HPV) et les traitements de l’infertilité, mettant en évidence les disparités entre les pays et proposant des bonnes pratiques à adopter. Cette approche a contribué à plus de 15 réformes positives sur l’avortement en Europe et à plus de 25 changements de politiques en matière d’accès à la contraception, y compris dans des pays aussi divers que l’Argentine, le Mexique, Oman et plus de 15 pays européens.

Demander des comptes aux gouvernements : De nombreux gouvernements ne respectent pas leurs engagements en matière de DSSR, malgré des accords internationaux comme les Objectifs de développement durable (ODD) 2030 ou des engagements pris lors de forums tels que le G7. Les parlementaires doivent surveiller rigoureusement les progrès nationaux, alerter sur les retards et exiger des mécanismes de mise en œuvre plus solides. De plus, de nombreux gouvernements réduisent leur aide publique au développement (APD) destinée à la santé mondiale et à l’égalité de genre, ce qui affecte les communautés les plus marginalisées, en limitant l’accès aux services de santé reproductive. Les parlementaires doivent user de leur pouvoir de contrôle pour exiger plus de transparence sur les engagements financiers et prévenir toute réduction des budgets alloués aux DSSR.

Garantir un financement adéquat  : Un cadre de financement solide est essentiel pour garantir des avancées significatives en matière de DSSR. Or, les tendances mondiales indiquent une stagnation voire une diminution des investissements. Il est impératif que les gouvernements augmentent massivement leurs financements dédiés aux soins de santé reproductive, afin de garantir des services accessibles, de qualité et universels. L’idée selon laquelle les dépenses militaires doivent primer sur la santé et les services sociaux est une illusion : la sécurité durable repose sur la santé, l’éducation et l’égalité de genre. La pandémie de COVID-19 a révélé la fragilité des systèmes de santé à travers le monde et prouvé l’urgence de renforcer les infrastructures publiques de santé. Investir dans les DSSR est non seulement un impératif en matière de droits humains, mais aussi une nécessité économique et de santé publique.

Les parlementaires doivent prendre des mesures décisives pour renforcer les protections légales, demander des comptes aux gouvernements et garantir des financements suffisants pour les DSSR. Les droits des femmes et leur autonomie corporelle sont au cœur de la démocratie, de l’égalité et du développement durable. Il est donc crucial de renforcer les cadres législatifs, de veiller à la mise en œuvre des engagements politiques et de donner la priorité au financement des DSSR, afin de construire un monde plus juste et équitable, où chacun peut faire des choix éclairés concernant sa santé reproductive.


Focus 2030 : Avec le retour des États-Unis dans le Consensus de Genève et la montée en puissance des pays conservateurs en Europe, quel avenir envisagez-vous pour les politiques en matière de DSSR et d’égalité ds genre dans les prochaines années ? Quelles stratégies devraient être prioritaires pour protéger et faire avancer ces droits dans ce paysage politique en mutation ?

Neil Datta : Avec l’investiture du président Donald Trump, le paysage mondial des DSSR, de l’égalité de genre et des droits humains entre en territoire inconnu. En quelques semaines, les États-Unis ont réintégré la Déclaration du Consensus de Genève, – un document non officiel niant l’avortement comme un droit humain – tout en supprimant le financement du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) et des organisations de la société civile oeuvrant pour les DSSR. Les efforts visant à démanteler l’USAID, la plus grande agence de développement au monde, reflète plus largement un retrait des engagements internationaux en matière de développement.

Notre récent rapport, « Beyond the Chaos : Making Sense of the Trump Administration’s Impact on SRHR and Gender Equality  », identifie trois phases dans cette transformation : destruction, consolidation et création.

  1. Phase de destruction : Cette phase implique l’arrêt des financements et le retrait d’institutions telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Conseil des droits de l’homme des Nations unies (CDHNU), remettant ainsi en cause les engagements mondiaux en matière de DSSR et le cadre général des Objectifs de développement durable.
  2. Phase de consolidation : L’administration promeut la « diplomatie anti-genre » à travers la Déclaration du Consensus de Genève et redéfinit la liberté religieuse comme un droit supérieur, ce qui pourrait restreindre l’accès aux soins de santé et aux protections contre les discriminations. Le vice-président J.D. Vance est l’un des principaux promoteurs de cette transformation. Une autre préoccupation est la démographie, avec des figures comme Elon Musk alertant sur un prétendu « effondrement de la population ». Des collaborations avec des acteurs anti-genre tels que l’ancienne présidente hongroise Katalin Novák et la Première ministre italienne Giorgia Meloni ont conduit au lancement de WY Worldwide.
  3. Phase de création : Cette phase vise à remplacer les politiques fondées sur des données scientifiques en matière de DSSR par des alternatives idéologiques appelées « services anti-genre ». Par exemple, les méthodes naturelles de planification familiale pourraient être promue au détriment de la contraception moderne, des “centres de santé” anti-IVG pourraient remplacer l’accès à l’avortement, et l’éducation à l’abstinence pourrait être privilégiée par rapport à l’éducation complète à la sexualité. Des programmes comme Protego : Le Cadre de Santé Optimale pour la Femme – développé par les mêmes acteurs derrière le Consensus de Genève – offrent l’infrastructure pour ces transformations.

Réponses stratégiques

Pour contrer ces évolutions, nous proposons une approche en cinq étapes :

  1. Découvrir – Mobiliser des ressources humaines et financières pour comprendre le mouvement anti-genre.
  2. Désarmer – Analyser les réseaux et stratégies pour permettre des réponses ciblées.
  3. Déloger – Écarter les acteurs anti-genre du pouvoir ou construire des coalitions pour neutraliser leur influence.
  4. Démonétiser – Interrompre les sources de financement, en particulier les fonds publics qui soutiennent ces initiatives.
  5. Défendre – Renforcer les cadres juridiques pour protéger les DSSR et soutenir les défenseur·e·s de ces droits face à la marginalisation systémique.

Cette période exige de la vigilance, de la résilience et un engagement sans faille. Au-delà de la résistance aux politiques régressives, un effort coordonné est nécessaire pour renforcer les normes démocratiques et protéger des décennies de progrès en matière de DSSR et d’égalité de genre. La voie à suivre exige une mobilisation proactive, garantissant que les droits humains restent au cœur des politiques mondiales. Ce n’est que par un plaidoyer continu et la constitution de coalitions que les menaces posées par le mouvement anti-genre pourront être efficacement contrées, garantissant un avenir où les droits reproductifs et l’égalité de genre seront protégés. Tous les efforts doivent être déployés pour démanteler les obstacles structurels, lutter contre la désinformation et rendre les responsables politiques garants de mettre en place des politiques fondées sur le respect des droits humains. la prise en compte des voix marginalisées et la promotion de la coopération internationale seront essentiels à cet égard. Les enjeux sont considérables, et l’inaction risquerait d’anéantir des avancées durement acquises. En adoptant une stratégie à plusieurs volets, nous pouvons permettre à la communauté internationale de poursuivre sa progression vers la justice de genre et la liberté reproductive.

 

NB : Les opinions exprimées dans cet entretien sont celles de l’interviewé et ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.

 

 

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