Publié le 8 mars 2023 dans Actualités
À l’occasion du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, Focus 2030 met en valeur l’action et l’expertise de celles et ceux qui se mobilisent quotidiennement pour l’égalité femmes-hommes dans le monde. Retrouvez notre dossier spécial. |
Focus 2030 : Vous avez été nommée Présidente et Directrice exécutive de Women Deliver à l’été 2022, après avoir été à la tête de l’une des plus grandes organisations de plaidoyer pour l’éducation des filles. Selon vous, quels sont les principaux obstacles aux progrès en matière d’égalité femmes-hommes, et quelles sont les principales mesures que nous pouvons prendre pour faire face aux multiples crises auxquelles le monde est confronté ?
Dr. Maliha Khan : Le monde a traversé quelques années vraiment difficiles. Les individus, y compris les filles et les femmes les plus vulnérables du monde, subissent les impacts catastrophiques de multiples crises, notamment la pandémie, la crise climatique, les guerres et l’insécurité alimentaire. Parallèlement, les mouvements anti-droits des femmes, qui visent à contrôler le corps, la capacité d’agir et la vie des filles et des femmes, gagnent du terrain dans tous les pays du monde. L’année dernière, dans mon pays, le Pakistan, les inondations sans précédent provoquées par les crises climatiques ont fait reculer d’une décennie, voire plus, les progrès en matière de santé et de droits des filles et des femmes. Aujourd’hui, des millions de personnes n’ont toujours pas accès à l’ensemble des services et des droits en matière de santé sexuelle et reproductive, et doivent en payer le prix au détriment de leur santé, à cause d’une catastrophe qu’elles n’ont pas provoquée. Dans l’Afghanistan voisin, depuis que les Talibans ont pris le contrôle du pays en 2021, les filles et les femmes ont été essentiellement effacées de la vie publique et privées de leurs droits.
En quelques mots : l’injustice est omniprésente et les progrès en matière d’égalité de genre sont fragiles. Mais cela ne devrait être une surprise pour aucun d’entre nous.
En grandissant, j’ai été la témoin directe de ce qu’il se passe lorsque des filles et des femmes sont privées de soins de santé, du droit à disposer de leurs corps, d’éducation, de possibilités économiques et d’un environnement sain. Cette négation des droits a des conséquences irréversibles et de long terme qui empêchent les adolescentes de se réaliser pleinement, qui ont un impact sur le reste de leur vie et qui, d’un point de vue plus général, retardent la réalisation de l’égalité des genres dans les communautés et les pays du monde entier. Néanmoins, j’ai bon espoir que les féministes et les mouvements féministes puissent inverser la tendance pour surmonter les nombreux obstacles et défis qui existent sur la voie d’un monde égalitaire entre les femmes et les hommes. Il va sans dire que les adolescentes et les femmes sont les expertes de leur propre vie. Avec les bons outils et les bonnes ressources, les adolescentes peuvent prendre l’initiative de faire progresser l’égalité, pour elles-mêmes et pour leurs communautés.
S’il n’existe pas de solution universelle pour relever les multiples défis auxquels le monde est actuellement confronté, garantir aux adolescentes de disposer librement de leurs corps, et donc de leur avenir, est un bon point de départ. S’assurer que les adolescentes disposent de ce dont elles ont besoin pour tracer leur propre chemin et être à la hauteur de leurs capacités est l’un des moyens les plus efficaces de répondre et de résister aux reculs de l’égalité des genres.
Le mouvement féministe mondial a en ses mains un immense pouvoir pour mener à bien cette mission en confiant l’autonomie et la prise de décision aux adolescentes et aux femmes elles-mêmes, et en définissant de nouveaux programmes qui s’attaquent non seulement aux symptômes, mais aussi aux causes profondes des inégalités.
Focus 2030 : La conférence Women Deliver 2023 (WD2023) se tiendra du 17 au 20 juillet 2023 à Kigali, au Rwanda, sous le thème « Espaces, solidarité et solutions ». Que pouvons-nous attendre de cette conférence, quelles sont les nouveautés par rapport aux précédentes conférences Women Deliver ?
Dr. Maliha Khan : Mon espoir est que la conférence Women Deliver 2023 (WD2023) construise la solidarité dont nous avons besoin pour le chemin à parcourir et qu’elle nous rappelle à tous notre pouvoir collectif pour faire avancer les choses. Après plusieurs années difficiles pour les filles et les femmes, pour les défenseurs de l’égalité des genres et pour le monde en général, la Journée internationale des droits des femmes est un moment incroyablement important pour les féministes et le mouvement féministe mondial, qui doivent se rassembler pour exiger un changement réel et durable.
Ce n’est un secret pour personne que de nombreuses normes, lois et politiques - dans les communautés et les pays du monde entier - ont besoin d’être réformées. Certaines doivent être purement et simplement supprimées et font obstacle à un avenir juste et égalitaire.
Prendre le temps d’apprendre les uns des autres, d’agir en étroite coordination et de transférer le pouvoir aux populations marginalisées et vulnérables - en particulier les adolescentes - est essentiel pour identifier ce qui ne fonctionne pas et prendre des mesures immédiates pour le changer.
Depuis 2007, Women Deliver a rassemblé des centaines de milliers de militants de pays du monde entier à l’occasion de cinq conférences. Pour la conférence Women Deliver 2023, conformément à notre ferme conviction de l’impact de l’action collective, nous avons doublé, voire triplé, nos efforts pour nous assurer qu’il s’agisse de la conférence la plus inclusive, la plus accessible et la plus diversifiée à ce jour. WD2023 a été co-créée, avec le groupe consultatif WD2023, le comité de planification des jeunes et les contributions de plus de 4 000 personnes qui ont participé à notre consultation communautaire mondiale. Il s’agissait également de ne pas attendre le mois de juillet, lorsque des milliers de personnes se réuniront en personne à Kigali et en ligne dans le monde entier, pour se mettre au travail. En février, nous avons donné le coup d’envoi du Dialogue mondial WD2023, qui est soutenu par des partenaires régionaux en Amérique latine et aux Caraïbes, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, en Afrique australe, en Asie et dans la région Pacifique. Le Dialogue mondial offre un espace interactif aux défenseur·se·s des droits humains qui se réunissent lors d’événements en personne, virtuels et hybrides organisés par les partenaires, afin de commencer à discuter et à prendre des mesures pour aborder les questions d’égalité de genre qui leur tiennent le plus à cœur avant la Conférence.
En tant que première conférence Women Deliver organisée en Afrique, WD2023 soutiendra les efforts en cours sur le continent en matière d’égalité femmes-hommes afin de garantir un accès égal au pouvoir, à la dignité, à la santé, à la justice et aux droits. La conférence proposera des espaces pour les filles et les femmes du continent, et pour les féministes du monde entier, afin de créer des réseaux, de développer des compétences, de partager des connaissances, d’accéder à des opportunités de financement, de plaider directement auprès des décideur·se·s, et de participer à des conversations qui contribuent à l’établissement d’un agenda mondial sur l’égalité femmes-hommes.
Focus 2030 : Women Deliver est l’une des principales organisation qui défend l’égalité de genre et l’accès à la santé et aux droits sexuels et reproductifs, et plaide notamment pour l’intégration de la santé sexuelle et reproductive (SSR) dans la couverture sanitaire universelle (CSU). Pouvez-vous nous dire pourquoi les services de SSR doivent être inclus dans la couverture sanitaire universelle et pourquoi la santé et les droits sexuels et reproductifs sont souvent négligés et sous-financés ? Une réunion de haut niveau sur la couverture sanitaire universelle aura lieu en marge de l’Assemblée générale des Nations unies de cette année. Comment pouvons-nous garantir que la santé et les droits sexuels et reproductifs seront intégrés en priorité dans l’agenda ?
Dr. Maliha Khan : Women Deliver défend sans équivoque la nécessité d’atteindre la couverture universelle de la santé et des droits sexuels et reproductifs pour tous et toutes, partout. Il est de plus en plus évident qu’assurer la santé et les droits sexuels et reproductifs améliore les perspectives économiques et sociales des individus et fait progresser l’égalité de genre. L’ensemble de la population a besoin de services de santé sexuelle et reproductive (SSR) et a des besoins différents et variables tout au long de la vie. Il est essentiel de répondre à ces besoins - de la naissance à la fin de la vie - pour parvenir à la fois à une couverture sanitaire universelle (CSU) et à l’égalité de genre.
Par exemple, l’accès à la contraception moderne et à l’avortement sans risque, en particulier pour les adolescentes dans leurs années les plus formatrices, réduit les grossesses précoces, sauve des vies et permet aux jeunes de tracer la voie qu’elles veulent suivre à l’école et dans la vie. Une éducation sexuelle complète favorise la prise de décisions éclairées, la connaissance des infections sexuellement transmissibles et l’établissement de relations saines, autant d’éléments essentiels pour réduire la violence sexuelle et sexiste.
Pourtant, les services de santé sexuelle et reproductive restent négligés et sous-financés dans de nombreuses politiques nationales et dans les programmes de santé en raison de nombreux facteurs, notamment les problèmes de chaîne d’approvisionnement, le manque de ressources ou de réelle volonté politique, la privatisation et la dangereuse idée que les services de santé sexuelle et reproductive constituent une menace plutôt qu’un élément essentiel du progrès.
Par exemple, une étude récente menée par Women Deliver et des défenseur·se·s de la jeunesse en Inde, au Kenya et au Nigeria a révélé que tout au long de la pandémie de COVID-19, dans de nombreux contextes, les services de SSR ont été mis de côté et jugés non essentiels afin de donner la priorité à la réponse à la pandémie. La récente annulation de Roe v. Wade par la Cour suprême des États-Unis est un autre bon exemple des conséquences dramatiques et de grande portée qui peuvent se produire lorsque des acteurs d’extrême droite et d’autres forces conservatrices gagnent du terrain dans leur campagne incessante pour contrôler le corps des filles et des femmes.
Une façon de relever ces défis est de veiller à ce que la santé et les droits sexuels et reproductifs soient un élément fondamental de la conception et des plans de mise en œuvre de la couverture sanitaire universelle. À cette fin, en 2019, Women Deliver, avec ses partenaires, a cofondé l’Alliance pour la couverture sanitaire universelle et l’égalité femmes-hommes. L’Alliance est le seul espace civil qui défend la sauvegarde de la SSR et de l’égalité de genre dans la CSU. En 2019, les gouvernements ont approuvé la Déclaration politique des Nations unies sur la CSU, l’accord mondial sur la santé le plus complet jamais conclu. C’était un bon début, mais l’accord est loin d’être pleinement mis en œuvre, et n’est pas allé assez loin pour garantir des droits et une santé sexuelle et reproductive complète pour tous et toutes, partout.
La prochaine réunion de haut niveau des Nations unies sur les soins de santé primaires, qui se tiendra en 2023, est une occasion importante pour les gouvernements d’aller plus loin - en paroles et en actes - pour renforcer et fournir des prestations complètes de SSR en tant qu’élément essentiel des soins de santé primaires, tout en veillant à ce que la participation et l’expertise des femmes soient privilégiées à chaque étape du processus. Avec un événement de cette ampleur à l’horizon, j’espère que les défenseur·se·s de la cause des femmes et les gouvernements uniront leurs forces pour placer la santé et les droits sexuels et reproductifs au cœur de la réalisation de la santé universelle et de tous les aspects du développement.
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NB : Les opinions exprimées dans cet entretien sont celles de l’interviewée et ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.