Publié le 20 octobre 2025 dans Interviews
Focus 2030 : Vingt-cinq ans après l’adoption de la résolution 1325 sur les femmes, la paix et la sécurité, le constat reste contrasté : les femmes demeurent largement absentes des processus de paix alors qu’elles figurent parmi les premières victimes des conflits. À l’heure où le Plan d’action national de la France arrive à échéance pour la mise en œuvre de l’Agenda « Femmes, Paix, Sécurité », quelles priorités devraient guider sa relance et quels leviers permettraient de transformer les engagements internationaux en actions concrètes sur le terrain ?
Alice Apostoly : Si des avancées ont été réalisées, les femmes restent largement absentes des processus de paix alors qu’elles continuent de subir de plein fouet les effets des conflits. À l’heure où lePlan national d’action (PNA) de la France arrive à échéance, il est crucial de tirer les leçons de l’expérience pour relancer cet agenda avec efficacité.
Pour ce faire, plusieurs priorités doivent guider la relance du PNA. Il convient d’abord de renforcer la gouvernance en créant une structure dédiée, dotée de moyens suffisants, capable de coordonner les actions interministérielles et d’assurer un suivi rigoureux. L’implication du Parlement apparaît également essentielle, via des auditions régulières des commissions compétentes pour garantir un suivi démocratique et la responsabilité des acteurs. La mobilisation de financements diversifiés et adaptés aux besoins identifiés est un autre enjeu central, tout comme l’association pleine et continue de la société civile, notamment des organisations féministes et locales, dans la conception et l’évaluation des actions. Enfin, le plan doit intégrer les enjeux contemporains, tels que les violences basées sur le genre facilitées par la technologie, et les impacts différenciés du changement climatique sur les femmes et les minorités de genre.
Pour transformer ces engagements en actions concrètes, plusieurs leviers sont à activer. La formation continue des acteurs institutionnels aux questions de genre permettra de mieux intégrer ces enjeux dans les politiques publiques. Le suivi et l’évaluation doivent être transparents et accessibles, afin de mesurer les progrès réalisés et d’ajuster les stratégies en temps réel. Le renforcement des partenariats avec les organisations internationales, le monde de la recherche, les ONG et les acteurs locaux est indispensable pour garantir une approche inclusive et efficace.
Enfin, la France doit poursuivre son plaidoyer au niveau international, notamment de par son statut privilégié au sein des Nations unies, afin de promouvoir l’agenda « Femmes, Paix, Sécurité » et inspirer d’autres pays à s’engager concrètement.
Ainsi, relancer le Plan d’action national ne se limite pas à renouveler des engagements ; il s’agit de bâtir une politique cohérente, plus inclusive et durable qui transforme les principes de la résolution 1325 en réalités tangibles pour les femmes victimes et actrices de la paix, mais aussi les minorités de genre dont les besoins spécifiques sont négligés.
Focus 2030 : L’Union européenne traverse une période de turbulences — montée de l’extrême droite, recul des libertés fondamentales, instabilité économique et crises internationales. Vous défendez l’idée qu’une politique étrangère féministe, fondée sur l’égalité, la justice et l’intersectionnalité, pourrait constituer une réponse structurante. Quelles transformations concrètes cela impliquerait-il pour les institutions européennes et les États membres ? Et quels obstacles doivent être surmontés pour faire de cette approche une politique crédible et cohérente à l’international ?
Alice Apostoly : Concrètement, cela impliquerait plusieurs transformations pour les institutions européennes et les États membres. D’abord, l’approche féministe et intersectionnelle devrait être intégrée à toutes les étapes de l’action extérieure — de la conception à l’évaluation des politiques — pour garantir cohérence et efficacité. Ensuite, il serait nécessaire de renforcer la coordination entre les politiques nationales et européennes afin de soutenir les sociétés civiles et les voix marginalisées. Enfin, la mobilisation active des institutions, des États membres et des mouvements sociaux est essentielle pour mettre en œuvre cette politique de manière inclusive et durable.
Cependant, plusieurs obstacles doivent être surmontés. Des résistances internes peuvent apparaître, notamment de la part d’acteurs attachés à des visions plus conservatrices ou nationalistes de la politique étrangère. Le manque de ressources financières et de formation des diplomates et responsables politiques constitue un frein supplémentaire. Enfin, les réalités géopolitiques, y compris les relations avec des pays qui ne partagent pas les mêmes standards en matière de droits humains et d’égalité de genre, compliquent l’adoption et la mise en œuvre d’une politique étrangère féministe cohérente à l’international.
Pour que cette approche devienne crédible et efficace, il faudra donc une volonté politique forte, des transformations institutionnelles profondes et une mobilisation collective, afin que l’UE puisse traduire ses engagements en actions concrètes et inclusives sur la scène mondiale.
L’Institut du Genre en Géopolitique a d’ailleurs étudié la possibilité d’une politique étrangère féministe européenne dans son dernier rapport : “Repenser l’action extérieure de l’UE : Pour une politique étrangère féministe intersectionnelle et inclusive”.
Focus 2030 : Les mouvements anti-droits et masculinistes se renforcent à travers le monde, remettant en cause les politiques d’égalité et la légitimité des démarches féministes. Comment analysez-vous cette dynamique et ses effets sur les politiques publiques et la société civile ? Quelles stratégies seraient les plus efficaces pour y répondre et protéger les droits des femmes et des filles, et quel rôle peuvent jouer les rassemblements comme la 4ᵉ Conférence sur les diplomaties féministes pour soutenir cette mobilisation internationale
Alice Apostoly : Selon le rapport de l’Institut du Genre en Géopolitique “Contrer les discours masculinistes en ligne – Recommandations à l’Union européenne et ses États membres pour lutter contre les cyberviolences sexistes et lgbtiphobes”, ces mouvements anti-droits reposent sur des discours masculinistes inversant la victimisation en accusant le féminisme et les politiques d’égalité d’être responsables de la “crise de la masculinité”, et d’un narratif conservateur de défense des valeurs traditionnelles, familiales et religieuses.
Cette dynamique a des effets concrets sur les politiques publiques et la société civile. Elle contribue à la normalisation des idées anti-genre dans les médias et les espaces publics, ce qui affaiblit les protections normatives existantes. Elle peut également influencer la législation et l’action gouvernementale, avec des restrictions sur l’avortement, la santé sexuelle et reproductive, l’éducation inclusive ou la protection des droits des personnes LGBTI+, de part une porosité idéologique avec des acteurs politiques d’extrême-droite en mandat. Elle alimente ainsi les alliances internationales conservatrices et anti-droits, composées de personnalités politiques, d’acteurs de la société civile, ainsi que de pouvoirs étatiques et religieux, qui coordonnent des actions dans les enceintes multilatérales comme l’ONU ou le Conseil de l’Europe.
Le continuum entre discours en ligne et violences hors ligne montre que la radicalisation numérique peut déboucher sur des actions concrètes, allant du harcèlement à des attentats ciblés, comme ceux récemment constatés en France. Par ailleurs, la diffusion de ces discours anti-genre, soutenue par des chambres d’échos algorithmiques sur les réseaux sociaux, contribue à polariser la société et à fragiliser les voix féministes et progressistes.
Pour y répondre, plusieurs stratégies sont identifiées comme prioritaires. D’abord, renforcer le cadre juridique et réglementaire, avec des lois contre les discours de haine, la responsabilisation des plateformes numériques et la protection des victimes. Ensuite, intégrer explicitement la lutte contre les discours masculinistes et les violences basées sur le genre facilitées par la technologie dans les politiques publiques et la régulation du numérique, en combinant modération proactive, transparence et éducation citoyenne. Le soutien et la protection des activistes féministes et LGBTI+, via un soutien politique affirmé et un appui financier conséquent, est également crucial. Enfin, sensibiliser et éduquer le public aux enjeux de désinformation et de haine en ligne permet de contrer la radicalisation en ligne.
Les rassemblements internationaux, comme la 4ᵉ Conférence sur les diplomaties féministes, jouent un rôle stratégique pour soutenir cette mobilisation. Ils permettent de coordonner les acteurs, partager les bonnes pratiques, renforcer la visibilité des initiatives féministes et défendre les droits des femmes et des filles à l’échelle mondiale. Ces espaces favorisent aussi la création de coalitions transnationales capables de répondre de manière cohérente aux campagnes anti-droits et de promouvoir un agenda normatif féministe au sein des grandes enceintes multilatérales, contribuant ainsi à protéger et consolider les avancées en matière d’égalité et de droits humains.
NB : Les opinions exprimées dans cet entretien ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.