Focus 2030
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3 questions à Alice Apostoly et Déborah Rouach, co-fondatrices et co-directrices de l’Institut du Genre en Géopolitique sur leur rapport «  La politique étrangère féministe pour atteindre les objectifs de développement durable  »

Publié le 9 mars 2023 dans Actualités

À l’occasion du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, Focus 2030 met en valeur l’action et l’expertise de celles et ceux qui se mobilisent quotidiennement pour l’égalité femmes-hommes dans le monde. Retrouvez notre dossier spécial.

L’Institut du Genre en Géopolitique a dévoilé son rapport « La politique étrangère féministe pour atteindre les objectifs de développement durable ». Découvrez notre article décryptage

 

 

 

Entretien avec Alice Apostoly et Déborah Rouach, co-fondatrices et co-directrices de l’Institut du Genre en Géopolitique

 

Focus 2030 : On observe que l’absence de consensus international sur une définition commune de la « politique étrangère féministe », ainsi que l’hétérogénéité des approches, des objectifs, des priorités et donc des modes d’action selon les pays, entravent la capacité des États à mener des actions concertées en faveur des droits des femmes au niveau mondial. La politique étrangère féministe de la France telle qu’elle est définie défend l’absence d’un cadre théorique clair pour la garder pragmatique et évolutive, alors qu’une définition plus explicite permettrait de la légitimer à l’international et d’assurer un meilleur suivi de son agenda. Quels seraient selon vous les éléments à intégrer dans la définition de la politique étrangère féministe pour la rendre plus sensible aux enjeux de notre époque ?

 

IGG : Sur la base de ce qui a été mené par la France depuis 2019 lorsqu’elle a revendiqué défendre une politique étrangère féministe, nous avons identifié certains concepts à intégrer pour garantir sa légitimité et son efficacité.

Pour l’heure, la France défend un féminisme eurocentré, libéral et hétéronormé et où les femmes sont pensées comme un ensemble homogène. Or, cette position n’est pas adaptée aux réalités que connaissent les femmes et cela participe à invisibiliser l’hétérogénéité des discriminations qu’elles subissent et la diversité de leurs expériences et besoins. Dans le dernier rapport de l’Institut du Genre en Géopolitique, « La politique étrangère féministe pour atteindre les objectifs de développement durable », nous défendons le principe d’intersectionnalité qui permet d’appréhender avec une approche intégrée les inégalités qu’une même personne peut endurer en raison de son orientation sexuelle, son identité de genre, sa couleur de peau, sa religion, son ethnie, sa classe sociale, etc.

Nous préconisons également une approche post-coloniale de la politique étrangère féministe française, qui s’applique aujourd’hui principalement dans le secteur de la diplomatie (au sens littéral du terme) et l’aide publique au développement. De part l’héritage historique de la France et de ses programmes à destination des femmes des pays récipiendaires de son APD, la France doit avoir conscience des biais qu’elle a en matière de féminisme et de sa promotion.

Pour que la politique étrangère féministe soit un outil employé pour répondre efficacement aux enjeux de notre époque, elle devrait être promue dans tous les instruments de gouvernance français, qu’ils relèvent de la sécurité, du commerce ou de l’armée, et doit refléter une exemplarité des affaires intérieures. La transversalité du genre dans l’ensemble des enjeux contemporains et à venir a été démontrée : il est donc indispensable d’adapter les actions de politique intérieure et extérieure de la France en conséquence.

 


Focus 2030 : Votre rapport souligne l’importance de lier les questions de genre à tous les objectifs de développement durable (ODD). Bien que l’égalité femme-homme soit spécifiquement abordée dans l’ODD 5, l’Agenda 2030 insiste sur l’interdépendance de chacun des objectifs, ce qui implique que l’égalité femme-homme est également liée à la réalisation des autres ODD. Le rapport démontre ainsi l’importance de prendre en compte la dimension de genre dans toutes les politiques et actions internationales afin de réaliser des changements structurels. Comment la politique étrangère féministe, une fois repensée pour être la plus inclusive et holistique possible, permettrait de réaliser ces changements ? 

 

IGG : L’ODD 5 de l’Agenda 2030 concerne spécifiquement l’égalité entre les femmes et les hommes. Il vise à mettre fin aux discriminations envers les femmes et les filles ou encore à renforcer la participation des femmes et leur accès aux fonctions de direction à tous les niveaux de décision.

Bien que certaines améliorations puissent être apportées à sa définition, évoquer la communauté LGBTI+, la notion d’intersectionnalité, le droit à disposer de son corps sans contrainte, l’ODD 5 reconnaît la portée transversale de l’égalité de genre.

Une politique étrangère féministe holistique garantirait la prise en compte systématique et immédiate du genre dans toutes les discussions, déclarations et politiques publiques s’agissant de ses domaines d’action tels que la sécurité, la coopération internationale, le commerce, la lutte contre les changements climatiques, la régulation du numérique, etc. Autant de secteurs concernés par le cadre des ODD, dont la portée est mondiale, et où il est nécessaire que les pays influents sur la scène internationale adoptent une approche inclusive qui ne se targue pas d’une fausse neutralité invisibilisant les conséquences négatives pour la moitié de la population mondiale.

Les inégalités de genre, encore trop ancrées et violentes partout dans le monde, sont exacerbées en temps de crise et limitent la participation des femmes dans la création du monde de demain, via la vie politique ou la création de nouvelles technologies. Une politique étrangère féministe solide, transversale et inclusive, saura répondre à ces conséquences désastreuses pour l’humanité et les prévenir pour les générations futures.

Enfin, une politique étrangère féministe transversale saurait rassembler une plus grande diversité d’acteurs. Un changement structurel à l’échelle mondiale n’est possible qu’avec la participation du secteur privé, des entités philanthropiques, du domaine de la recherche, en plus des responsables politiques et des organisations de la société civile.

 


Focus 2030 : Le rapport 2021 sur les Objectifs de développement durable des Nations Unies fait état de progrès mondiaux entravés par de nombreuses crises globales telles que la pandémie de la COVID-19, le changement climatique, les conflits et la faible croissance économique. Alors que le prochain Sommet des ODD en septembre 2023 sera l’occasion de faire le bilan quant à la réalisation de ces ODD à mi-parcours, comment la politique étrangère féministe peut constituer un outil indispensable à l’atteinte de ces ODD tout en répondant de manière inclusive aux multiples crises globales ? 

 

IGG : L’atteinte des Objectifs de développement durable a effectivement été retardée par des crises globales et interdépendantes, et chacune d’entre elles a eu des conséquences graves sur l’autonomisation, la santé, les droits et la présence des femmes dans des secteurs clés de décision.

La pandémie de Covid-19 pourrait avoir plongé entre 83 et 132 millions de personnes supplémentaires dans la faim chronique (ODD 2), suite à la perte de 255 millions d’emplois, notamment dans l’économie informelle (ODD 8), sans couverture sociale (ODD 1) ni sanitaire (ODD 3), provoquant également un manque de moyens d’assurer l’éducation des plus jeunes (ODD 4).

Ce manque d’accès à la nourriture, aux soins et à l’éducation est d’autant plus marqué pour les femmes et les filles, et a provoqué un large retard à l’atteinte de l’ODD 5. Cela a des implications directes sur l’atteinte des autres ODD.

Malgré sa place grandissante dans les débats politiques depuis plus de deux décennies, et son effet avéré sur les droits des femmes, le réchauffement climatique n’est pas traité de manière aussi inclusive qu’il devrait l’être. Alors que les femmes ont 14 fois plus de risques que les hommes de mourir pendant ou après une catastrophe naturelle, elles sont aussi surexposées aux violences sexistes et sexuelles, ainsi qu’au trafic humain et à la prostitution forcée lors de leurs parcours de migration climatique. Mais bien plus que les principales victimes, les femmes sont des figures de proue dans la lutte contre le changement climatique, et des précurseures de nombreuses initiatives d’adaptation.

Pourtant en 2022, le taux de représentation des femmes dans les organes constitués était en moyenne de 33 %, les groupes aux plus faibles représentations étant le Conseil exécutif du mécanisme de développement propre, et du comité exécutif de la technologie affichant 10 %. Le peu de représentation dans ces mécanismes axés sur les technologies au service de la lutte contre les changements climatiques s’explique en partie par le manque d’accès aux métiers des nouvelles technologies et du numérique aux femmes et filles de par le monde. Alors que ce domaine prend une place grandissante dans nos quotidiens, et que le cyberespace sert d’arène politique et citoyenne à part entière, la transition numérique doit se faire avec les femmes.

Ces trois exemples sont criants du besoin d’adopter une approche genrée, féministe, inclusive pour répondre aux enjeux globaux d’aujourd’hui et de demain. Ils soulignent aussi le besoin d’une alliance multilatérale progressiste pour avancer l’agenda 2030 et garantir les droits humains des femmes et des filles. Un noyau international dur de multi-acteurs qui applique une politique étrangère féministe transversale permettrait de limiter les effets néfastes des crises sur les femmes et surtout garantir à toutes et tous un avenir égalitaire, durable et juste.

 

NB : Les opinions exprimées dans cet entretien sont celles des interviewées et ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.

 

Consultez ce lien pour découvrir le dossier droits des femmes de Focus 2030 dans son intégralité.