Focus 2030
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3 questions à Alexis Laffittan, Responsable des Partenariats, Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), Bureau de Genève

Publié le 17 septembre 2025 dans Actualités

 

3 questions à Alexis Laffittan, Responsable des Partenariats, Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), Bureau de Genève

 

Focus 2030  : Le dernier rapport du PNUD met en évidence un ralentissement inédit du développement humain dans le monde, marqué par l’aggravation des inégalités et l’essoufflement des progrès dans toutes les régions. Parallèlement, l’intelligence artificielle apparaît comme un levier de transformation majeur. Comment les pays peuvent-ils mobiliser cette technologie pour relancer le développement humain tout en évitant qu’elle n’accentue les fractures existantes ?

Alexis Laffittan : Le dernier Rapport sur le développement humain, notre publication phare annuelle qui analyse les tendances en matière de développement à partir d’une série d’indicateurs allant au-delà du PIB, révèle une réalité qui interpelle : les progrès observés à l’échelle mondiale ralentissent à un rythme alarmant et les inégalités entre pays riches et pays pauvres se creusent. Il y a quelques années à peine, nous étions en bonne voie pour parvenir à atteindre des niveaux très élevés de l’indice de développement humain (IDH) d’ici 2030. Aujourd’hui, nous risquons de prendre des décennies de retard. Les pays les plus vulnérables, ceux qui ont les scores d’IDH les plus bas, sont encore plus à la traîne.

Pourtant, dans ce contexte difficile, et bien que l’intelligence artificielle (IA) ne soit pas une panacée, elle apparaît comme un catalyseur potentiel pour relancer le progrès. Une nouvelle enquête du PNUD menée dans plusieurs pays montre que les individus intègrent déjà l’IA dans leur vie quotidienne, en particulier dans les domaines de l’éducation, de la santé et du travail. Dans les pays à IDH faible et moyen, 70 % des personnes interrogées estiment que l’IA stimulera leur productivité, et 64 % s’attendent à ce qu’elle crée de nouvelles opportunités d’emploi.

L’IA est prometteuse pour remodeler les économies, accélérer la transition vers un avenir à faible émission de carbone et permettre une croissance plus inclusive.

L’IA peut donc servir de passerelle vers les technologies de pointe et les nouvelles connaissances, donnant ainsi les moyens d’agir à chacun, des agriculteurs aux entrepreneurs. Elle est prometteuse pour remodeler les économies, accélérer la transition vers un avenir à faible émission de carbone et permettre une croissance plus inclusive. Contrairement aux technologies passées, l’IA ne nécessite que de l’électricité et un accès à Internet, deux éléments qui se sont considérablement développés ces dernières années, ce qui rend son adoption plus facile dans divers contextes.

Mais l’utilisation des possibilités offertes par l’IA pour le développement humain n’est pas garantie. Elle dépend des choix que nous faisons aujourd’hui. Sans une action délibérée, l’IA pourrait aggraver les inégalités existantes, notamment en matière de genre ou de contrôle des technologies. Actuellement, les critères d’évaluation de l’IA privilégient souvent les performances techniques au détriment des préoccupations sociétales plus larges. Ce que souligne le rapport, c’est l’importance de remettre au centre la « capacité d’action humaine ». Si nous ne parvenons pas à réorienter les incitations, nous risquons de passer à côté du potentiel, aussi bien de l’IA que des personnes.

Le Rapport sur le développement humain propose ainsi trois axes clés pour exploiter l’IA au service d’un développement inclusif :

  1. Bâtir une économie où les individus collaborent avec l’IA sans la concurrencer. Au-delà des prévisions sur l’avenir et des hypothèses sur le remplacement des humains par l’IA, les décideurs politiques devraient privilégier une IA « favorable aux travailleurs », qui soutient l’autonomie, la diversification économique et les transformations structurelles créatrices d’emplois. 
  2. Passer d’une innovation axée sur la technologie à une innovation centrée sur l’humain. Plutôt que d’accepter une approche dictée par l’offre, ou d’utiliser la puissance de calcul pour créer des mèmes viraux sur Internet, les ressources et les efforts pourraient être mobilisés pour développer des solutions d’IA qui répondent à des défis humains concrets — de l’agriculture à la prestation de services. L’innovation en matière d’IA peut être orientée par des incitations (réglementaires, financières, économiques) — de la conception au déploiement — qui alignent l’innovation pour intérêt général et la rentabilité privée.
  3. Moderniser les systèmes éducatifs pour le XXIe siècle afin de se préparer à évoluer avec l’IA, en investissant dans les compétences clés. Cela suppose aussi de traiter les risques liés aux biais, à la confidentialité, à l’accessibilité financière et à l’équité, tout en veillant à ce que l’infrastructure et les compétences numériques soient accessibles à tous.

En fin de compte, l’impact de l’IA sur le développement humain est une question de choix. Nous devons aller au-delà la question de ce que la technologie est capable de faire, pour nous demander ce qu’elle peut faire pour les personnes.

 

Focus 2030  : Les coupes drastiques dans l’aide publique au développement (APD) fragilisent à la fois les pays les plus vulnérables et le système multilatéral dans son ensemble. Quels sont les effets que le PNUD a déjà identifiés, et comment cette contraction historique de l’APD, qui devrait se poursuivre, peut-elle être compensée afin d’en limiter les répercussions sur les populations les plus fragiles ?

Alexis Laffittan : Selon l’OCDE, les coupes dans l’APD devraient atteindre entre 9 et 17 % en 2025, et potentiellement davantage l’année prochaine. Ces coupes touchent de manière disproportionnée les pays les plus pauvres, déjà parmi les plus durement frappés par le recul des progrès en matière de développement humain. Outre la baisse de l’aide internationale, nombre de ces pays sont confrontés à une « triple pression » : augmentation de l’industrialisation peu créatrice d’emplois, aggravation de la crise de la dette et tensions commerciales.

À l’échelle mondiale, les effets à long terme sur le développement commencent également à se faire sentir : affaiblissement des systèmes de santé (une étude publiée en juillet 2025 dans The Lancet prévoit que les coupes dans l’APD pourraient entraîner plus de 14 millions de décès supplémentaires d’ici 2030, dont plus de 4,5 millions d’enfants de moins de cinq ans) ; une réduction du soutien et des opportunités pour les jeunes, qui, conjuguée à la dégradation des services de base, alimente colère, conflits et déplacements de population ; et un report des financements indispensables pour la transition climatique et énergétique.

Dans un monde interconnecté, les défis transfrontaliers, notamment le numériques ou la préparation aux pandémies, ne peuvent être relevés que par une coopération entre États. Plus nous réduisons le financement de l’aide et de la coopération multilatérale, plus nous perdons notre capacité d’action.

Dans un contexte mondial de plus en plus instable, nous assistons également à une accélération de la course aux armements. Ce mois-ci, le Secrétaire général de l’ONU a publié un nouveau rapport intitulé « La sécurité dont nous avons besoin : rééquilibrer les dépenses militaires pour un avenir durable et pacifique », appelant les États membres à réajuster leurs priorités en matière de sécurité et de développement. Les dépenses militaires mondiales ont atteint 2 700 milliards de dollars l’année dernière et devraient atteindre 6 600 milliards de dollars d’ici 2035 si les tendances actuelles se poursuivent. Concrètement, ces montants annuels équivalent à peu près au PIB combiné de l’ensemble des pays africains. 2 700 milliards de dollars représentent également 750 fois le budget ordinaire de l’ONU en 2024. Ce détournement massif de ressources du développement vers la défense constitue une menace sérieuse. La défense et la dissuasion, qui peuvent être nécessaires, doivent aussi aller de pair avec des investissements dans le développement et la résilience, en adoptant une conception plus globale de ce que signifie la « sécurité ».

Soyons réalistes : l’APD à elle seule ne suffira jamais à répondre à tous les besoins en matière de développement. Le déficit de financement annuel pour les objectifs de développement durable (ODD) s’élève déjà à 4 000 milliards de dollars. Mais ces ressources concessionnelles sont cruciales pour créer des environnements porteurs – en promouvant des institutions transparentes et responsables et en réduisant les risques liés aux investissements – et pour attirer des ressources supplémentaires du secteur privé. À titre d’exemple, nous avons calculé cette année qu’un dollar investi dans le PNUD génère près de 60 dollars d’investissements privés et publics dans les pays en développement.

Enfin, vous demandez comment compenser la contraction de l’APD au bénéfice des populations les plus fragiles. Plusieurs solutions concrètes ont été avancées lors de la 4e Conférence sur le financement du développement qui s’est tenue à Séville en juillet dernier, notamment sur la manière dont la communauté internationale peut collaborer plus étroitement pour faire face à la crise croissante de la dette. Aujourd’hui, 46 pays consacrent plus de ressources au service de la dette qu’à la santé ou à l’éducation. Cette situation n’est pas soutenable et une réforme ambitieuse du système financier international est nécessaire, notamment pour améliorer l’accès des pays en développement au financement et à la technologie. Les ressources financières existent au niveau mondial : ce qu’il faut, c’est les mobiliser à grande échelle pour le développement durable et, surtout, les aligner sur les priorités nationales et les ODD. À Séville, plusieurs initiatives ont également été mises en avant pour renforcer les systèmes fiscaux et la mobilisation des ressources intérieures.

 

Focus 2030  : Le PNUD joue un rôle central dans l’élaboration des politiques de développement et doit également faire face au recul de l’APD. Comment interprétez-vous ce ralentissement et dans quelle mesure le PNUD sera-t-il directement affecté ?

Alexis Laffittan : Il est indéniable que la récente baisse de l’aide internationale a des conséquences profondes sur les efforts de développement à l’échelle mondiale. Les programmes sur le terrain, par exemple pour le soutien aux femmes et aux filles dans les zones de crise sont interrompus et des réductions d’effectifs, tant au niveau national qu’au siège, sont mis en oeuvre. Les conséquences se font sentir dans l’ensemble du système onusien, et il est également important de rappeler que les agences opérationnelles et humanitaires telles que le PAM, l’UNICEF ou le PNUD dépendent entièrement de contributions volontaires.

Au-delà des questions de financement, nous observons également un scepticisme croissant à l’égard de l’efficacité du multilatéralisme dans de nombreux pays donateurs traditionnels. Cette année, les Nations Unies célèbrent leur 80e anniversaire, et il est vrai que le monde a changé depuis leur création en 1945... Lors de la prochaine Assemblée générale, l’initiative UN80 lancée par le Secrétaire général se penchera donc sur trois volets : la recherche de gains d’efficacité supplémentaires, l’examen des mandats actuels confiés à l’ONU et des pistes de réformes plus structurelles.

Mais, malgré un scepticisme grandissant, le multilatéralisme reste le cadre le plus efficace pour relever les défis mondiaux complexes, et le travail du PNUD en est la preuve. Concrètement, nous offrons une plateforme essentielle pour la coopération internationale, atteignant des dizaines de millions de personnes, y compris dans les contextes les plus fragiles. Le PNUD est présent dans 170 pays, où il travaille main dans la main avec ses partenaires – gouvernements, secteur privé, société civile et communautés – pour préserver la dignité, faire progresser le développement humain et trouver des solutions innovantes afin d’avancer vers la réalisation des ODD. Les conséquences des coupes opérées par plusieurs donateurs traditionnels sont sévères, mais les gouvernements du monde entier continuent à solliciter l’appui du PNUD pour certaines de leurs priorités les plus sensibles : de la planification du développement national à la transition énergétique, en passant par l’État de droit. En 2024, les pays en développement ont investi directement 1,2 milliard de dollars dans les programmes du PNUD dans leur propre pays (près de 25 % du budget total du PNUD), un signe clair que notre organisation demeure un partenaire de confiance et apprécié.

Cela dit, face à l’immensité des besoins, c’est précisément dans ces moments d’instabilité et d’incertitude qu’il faut reconstruire la volonté politique en faveur du soutien multilatéral et de la coopération internationale. Pour regagner ce soutien, l’ONU devrait également mieux communiquer sur son action et son impact.

Rappelons que 1,5 milliard de personnes sont sorties de l’extrême pauvreté depuis 1990, et que des millions de vies se sont améliorées grâce aux progrès réalisés en matière de santé, d’éducation, d’énergie et de connectivité numérique depuis l’adoption des ODD en 2015. Nous sommes encore loin d’avoir atteint les objectifs, mais nous oublions souvent les acquis passés.

Et, dans un monde interdépendant, soulignons également que l’aide au développement apporte également de nombreux avantages concrets aux pays donateurs, tant en termes de prévention, de stabilité et de sécurité mondiales, de préparation aux pandémies et de lutte contre le réchauffement climatique, que que le plan économique, en favorisant le commerce et les chaînes de valeur résilientes qui contribuent aux économies nationales.

Alors que nous affrontons ces défis budgétaires, je tiens à remercier tous les partenaires qui soutiennent le travail des Nations unies pour promouvoir des sociétés pacifiques, stables et durables. Les voix fortes de la société civile sont essentielles pour placer ces questions au premier plan de l’agenda politique et nous exprimons notre gratitude à Focus 2030 pour ses efforts constants visant à informer décideurs, médias et citoyens sur les enjeux de solidarité internationale.

 

NB : Les opinions exprimées dans cet entretien ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.

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