Publié le 9 mars 2021 dans Actualités
À la veille du Forum Génération Égalité, Focus 2030 et Women Deliver ont mené un sondage inédit interrogeant 17 160 adultes représentatifs de la population de 17 pays pour saisir leurs opinions et expériences des inégalités de genre : « Les aspirations citoyennes en faveur de l’égalité femmes-hommes : une volonté de changement ». Cette étude a été conçue de manière à fournir à tous les acteurs - gouvernementaux, parlementaires, associatifs et médiatiques - un éclairage inédit sur les attitudes et les perceptions du public, afin d’identifier des actions prioritaires susceptibles d’inspirer des engagements ambitieux en faveur de l’égalité entre les sexes à l’occasion du Forum.
Entretien avec Bathylle Missika, Cheffe de division, Réseaux, Partenariats et Genre, Centre de développement de l’OCDE
Focus 2030 : L’OCDE fait partie des champions de la Coalition d’Action pour la justice et les droits économiques du Forum Génération Égalité. Pouvez-vous détailler ce que le Centre de développement de l’OCDE attend de ce Forum et les actions que vous envisagez de mener dans ce cadre à l’échelle internationale ?
Bathylle Missika : Ce Forum est important pour nous à plusieurs niveaux :
- Au niveau du plaidoyer, l’évènement permet de célébrer les progrès accomplis depuis Beijing mais aussi d’attirer l’attention du public sur les inégalités persistantes, qui ont été souvent amplifiées par la crise de Covid-19, notamment dans les pays en développement.
- Au niveau de notre capacité de diagnostic, le forum va mettre l’accent encore et toujours sur l’importance d’avoir davantage de données et de meilleure qualité, mais aussi sur la nécessité de ne pas négliger les normes sociales qui demeurent l’un des principaux obstacles à l‘égalité femmes-hommes, tant dans la sphère privée (par exemple à travers le partage inégal du travail domestique non rémunéré) que dans la sphère publique (par exemple à travers le manque d’accès des femmes à des postes de responsabilité politiques ou en entreprise).
- Au niveau des politiques publiques, qui dans le contexte de la relance post pandémie, doivent notamment prendre en compte les spécificités liées au genre, car les femmes ont été fortement affectées par les pertes d’emploi, mais aussi davantage victimes de violences conjugales ou intrafamiliales.
En tant que champion de la Coalition d’Action pour la justice et les droits économiques, l’OCDE a participé à la conception du projet et des actions de cette coalition. Afin de fournir un appui stratégique à la mise en œuvre de cette Coalition d’Action et à la réalisation des objectifs au cours des cinq prochaines années, l’OECD compte soutenir tout particulièrement le processus de contrôle et d’évaluation des progrès des pays par rapport à leurs engagements. À ce titre, l’Indice sur les Institutions Sociales et l’Égalité femmes-hommes (SIGI en anglais) de l’OCDE, qui constitue l’une des sources officielles pour le suivi de l’Objectif de Développement Durable (ODD) 5.1.1, fournit déjà une solide base théorique, analytique et intellectuelle au processus.
Du côté du Centre de l’OCDE sur la Philanthropie en particulier, nous allons saisir l’occasion
offerte par le Forum Génération Égalité pour apporter des éclairages nouveaux à partir de données inédites collectées en Afrique du Sud, au Nigéria, en Colombie, en Chine et en Inde. Ces données collectées auprès de fondations privées locales portent sur le volume de leurs financements, leur nature et leur impact potentiel sur l’égalité femmes-hommes. Ces données et recommandations ont vocation à faciliter la coordination et la coopération, parfois encore faibles, entre les fondations privées et d’autres bailleurs publics et privés, en soulignant les priorités partagées (telles que les droits des femmes en Afrique du Sud ou l’accès à l’éducation en Colombie), mais aussi en mettant le doigt sur les thèmes qui bénéficient de moins de soutiens et qui sont pourtant primordiaux l’égalité femmes-hommes (tels que la lutte contre les violences faites aux femmes en Afrique du Sud, ou l’accès à la justice en Colombie).
Focus 2030 : Notre sondage, mené auprès des citoyen·ne·s de 17 pays sur l’égalité entre les femmes et les hommes dans le monde, révèle que selon les personnes enquêtées, la principale raison pouvant expliquer que les femmes ne sont pas égales aux hommes dans leurs pays est le partage inégal des soins, des tâches ménagères et des responsabilités parentales entre les femmes et les hommes. Alors que la pandémie de Covid-19 a renforcé les inégalités entre les hommes et les femmes dans de nombreux domaines, pensez-vous qu’elle puisse aussi représenter une opportunité de repenser les normes de genre sexistes ?
Bathylle Missika : Il est certain – et cela est presque rassurant—que les personnes interrogées ont conscience que le travail domestique non rémunéré reste un facteur majeur d’inégalités entre les femmes et les hommes. En moyenne, au niveau mondial, les femmes consacrent un peu plus de 3 fois plus de temps à ces taches que les hommes. Au Moyen Orient, cet écart s’élève pratiquement à 4 fois plus de temps tandis qu’au Maghreb, les femmes y consacrent près de 7 fois plus de temps que les hommes.
La crise du Covid a accentué ces tendances, même si nous n’avons pas encore suffisamment de données ou de recul pour l’affirmer avec certitude. De nombreuses femmes ont dû faire face aux confinements et à la fermeture des écoles, tandis que beaucoup d’entre elles avaient perdu leur emploi. Ceci a accentué encore davantage le partage inégal des tâches domestiques et parentales. Les données préliminaires des enquêtes rapides qui ont été lancées par différentes organisations peu de temps après le début de la pandémie pointent toutes dans la même direction : une part plus grande de femmes que d’hommes qui déclarent avoir fait face à une augmentation du temps consacré au travail domestique non rémunéré. C’est ce que montre justement l’un de nos derniers rapports sur les discriminations de genre liées aux institutions sociales au sein des pays du G20.
Néanmoins, le partage inégal de ces taches à la maison n’est certainement pas le facteur dominant dans la persistance des inégalités entre hommes et femmes. Les normes sociales, telles que l’acceptation de la violence conjugale ou encore le mariage forcé entrainent aussi de fortes inégalités. Quand de nos jours, 50% de la population globale pense encore que si les mères travaillent en dehors du foyer, les enfants en pâtissent, il apparait évident que bien des normes discriminantes sont profondément ancrées dans nos représentations patriarcales ou traditionnelles de la famille et de ce que cela signifie d’être un homme ou une femme. Ces ‘’forces invisibles’’ constituent la partie immergée de l’iceberg – celle qu’on ne voit pas—mais qui sont à l’origine de bien des discriminations. Il est inquiétant que si peu d’attention ait été portée sur ces questions, et que la crise du Covid-19 n’ait pas conduit à une réflexion profonde sur ce sujet, notamment au niveau des politiques à mettre en œuvre.
Une crise, et d’autant plus une pandémie de cette envergure, permet souvent de s’interroger sur nos modèles sociaux, sur la nature même du contrat social et du monde que nous voulons laisser à nos enfants. Néanmoins, la réflexion sur les normes de genre discriminantes ou sexistes demeure principalement limitée aux cercles académiques ou spécialisés. Les politiques de relance n’ont pour l’instant pas suffisamment pris en compte les besoins des femmes, notamment dans les secteurs économiques dans lesquels elles étaient principalement employées, comme le tourisme ou les services à la personne.
Focus 2030 : En moyenne, 76 % des hommes interrogés déclarent que l’égalité des sexes est importante pour eux personnellement. Quel rôle les garçons et les hommes ont-ils à jouer dans l’atteinte de l’égalité ?
Bathylle Missika : On a trop souvent positionné la question de l’égalité femmes-hommes comme un jeu à somme nulle, en opposant les genres. Cette approche est stérile ; il ne s’agit pas de déshabiller Pierre pour habiller Paul. Au contraire, l’égalité entre femmes et hommes est l’affaire de tous. C’est la société dans son ensemble qui en bénéficie. Les hommes et les garçons ont un rôle capital à jouer. Comme le montre notre rapport paru le 8 mars “Man Enough ? Measuring Masculine Norms to Promote Women’s Empowerment”, l’importance de la dimension de la ‘’masculinité’’ n’est plus à démontrer. Les normes de masculinité peuvent être un vecteur positif de l’égalité femmes-hommes.
Engager les pères dans l’éducation des enfants, à travers l’appui aux tâches domestiques, mais aussi en leur permettant de bénéficier de congés parentaux ou de paternité, sont des avancées importantes. Néanmoins, comme pour toutes les normes sociales, les progrès sont souvent lents et parfois réversibles. Par exemple, nos données montrent qu’entre 2017 et 2020, la part des gens pensant que les hommes font de meilleurs dirigeants politiques que les femmes a augmenté au sein de 4 pays du G20 parmi les 14 pour lesquels nous disposons de données là-dessus. Dans cette optique, la crise actuelle peut bien évidemment constituer une opportunité de reconstruire un monde meilleur, mais le risque est également grand dans certaines régions du monde d’être confronté à un contrecoup et à une perte de certains acquis récents contribuant à une plus grande égalité entre les femmes et les hommes. C’est pourquoi il nous faut être extrêmement vigilants et bien comprendre quelles sont les conséquences réelles de la pandémie sur les normes sociales.
L’acceptation de nouvelles formes de partage des tâches, d’un rééquilibrage des rôles dans la sphère privée, au sein du pouvoir politique ou de la sphère économique, ne va pas se faire du jour au lendemain. De plus en plus de programmes et de politiques visant à promouvoir une masculinité positive sont à l’œuvre. Notre rapport propose des indicateurs pour pouvoir mesurer ces efforts, les analyser et les comparer dans le temps et à travers les régions. Cela devrait permettre de déterminer ce qui fonctionne bien (ou pas), et comment impliquer plus systématiquement les hommes dans les efforts liés à l’égalité des genres.
« Le sondage a exploré les raisons pour lesquelles les femmes et les hommes interrogés ont personnellement le sentiment que l’inégalité des sexes existe. Il a été demandé aux participantes et participants de sélectionner jusqu’à trois raisons parmi les neuf qui leur étaient proposées. Dans les 17 pays interrogés, deux raisons sont particulièrement identifiées comme constituant des obstacles à l’égalité des sexes : la répartition inégale des « soins non rémunérés, du travail domestique, des responsabilités parentales » entre les femmes et les hommes, est citée comme la première ou la deuxième cause d’inégalité des sexes dans 13 pays sur 17 (l’Inde, le Kenya, l’Afrique du Sud et la Tunisie faisant exception). En moyenne, 38 % des personnes ont sélectionné cette raison dans les 17 pays. »
Retrouver plus de détails page 29 du rapport
« En moyenne sur les 17 pays sondés, davantage de femmes (84 %) que d’hommes (76 %) ont déclaré́ que l’égalité́ des sexes est « importante » (« très importante » ou « assez ») pour elles ou eux à titre personnel. Cet écart est plus prononcé en Tunisie (22 points de pourcentage), en Australie (14 points de pourcentage), au Canada (13 points de pourcentage), en Allemagne et en Nouvelle- Zélande (12 points de pourcentage) en Chine et en Grande-Bretagne (11 points de pourcentage) et en Suisse (10 points de pourcentage). Dans sept des pays sondés (Argentine, Colombie, Inde, Japon, Mexique, Afrique du Sud, États-Unis), la différence entre les réponses des femmes et des hommes est négligeable, notamment en France et au Kenya où on n’observe pas de différence statistiquement significative entre les réponses des hommes et celles des femmes. »
Retrouver plus de détails page 21 du rapport