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3 questions à Lucie Daniel, Experte plaidoyer et Clara Dereudre, assistante plaidoyer, à Equipop sur le rapport « Droit des femmes : combattre le backlash »

Publié le 8 mars 2023 dans Actualités

À l’occasion du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, Focus 2030 met en valeur l’action et l’expertise de celles et ceux qui se mobilisent quotidiennement pour l’égalité femmes-hommes dans le monde. Retrouvez notre dossier spécial.

 

 

 

Entretien avec Lucie Daniel, Experte plaidoyer et Clara Dereudre, assistante plaidoyer, à Equipop sur leur rapport « Droits des femmes : combattre le backlash »

 

Focus 2030 : Votre rapport « Droits des femmes : combattre le backlash », publié le 13 février 2023, met en lumière l’émergence de mouvements anti-droits face aux avancées des droits des femmes dans le monde. Qui sont les acteurs qui composent ces mouvements et quelles sont leurs motivations ? Quels risques font-ils peser sur l’avancée des droits des femmes ?

 

Equipop : Les mouvements anti-droits sont composés d’une multitude d’acteurs hétéroclites : on y retrouve des États, des ONG, des partis politiques d’extrême-droite, des mouvements religieux fondamentalistes, des fondations et grandes fortunes conservatrices… Parmi ces acteurs, on peut par exemple citer l’ONG Family Watch International, le parti Fidesz en Hongrie ou encore la Fondation Lejeune en France. Certains États s’allient à travers des déclarations comme celle du Consensus de Genève : sous couvert de « défendre la famille et la souveraineté des États concernant l’IVG », des États traditionnellement opposés, parfois même en conflit politique ou économique, signent une déclaration commune contre le droit à l’avortement. Le Consensus de Genève regroupe une trentaine d’États aussi divers que les États-Unis sous Donald Trump, le Brésil, la Russie, l’Égypte, l’Indonésie, la Hongrie, le Pakistan, ou encore l’Arabie saoudite. 

Les acteurs anti-droits sont interconnectés par des réseaux de financement, issus principalement des mouvements évangéliques fondamentalistes américains et de l’oligarchie russe. Selon le Forum Parlementaire Européen pour les droits sexuels et reproductifs (EPF), entre 2009 et 2018, 7 mégadonateurs de la droite chrétienne américaine ont contribué à hauteur de quasiment 5 milliards de dollars aux mouvements anti-droits dans le monde. 

Dans certains pays, les mouvements anti-droits arrivent même à s’accaparer les financements publics dédiés aux associations, comme c’est le cas en Turquie par exemple avec l’émergence d’ONG organisées (et donc contrôlées) par le gouvernement. Le risque ici est clair : réduire les financements des associations féministes au profit d’organisations anti-droits.

Les financements généreux dont ils disposent leur permettent ainsi de s’organiser stratégiquement au niveau national et international, autour d’un agenda commun qu’ils portent dans les instances multilatérales comme l’ONU. La 67ème édition de la Commission de la condition de la femme (CSW), qui se tient cette année du 6 au 17 mars, est un espace où les mouvements anti-droits sont très vocaux. Par exemple, la World Youth Alliance a tenté d’infiltrer le Forum virtuel des jeunes pré-CSW67. Cette organisation, qui prétend militer pour « la dignité humaine et le droit à la vie » attaque en réalité le droit à l’avortement et à la contraception.

Les anti-droits s’attaquent principalement aux droits et à la santé sexuels et reproductifs (DSSR), en portant trois grands discours : tout d’abord, une vision traditionaliste de la famille hétéronormée qui s’opposerait à une « idéologie de genre », où les femmes sont définies par leurs fonctions reproductives et où il y a une volonté de contrôler les corps et les sexualités des individus. C’est de cette volonté notamment que vient leur opposition au droit à l’avortement. En manipulant l’idée du « droit à la vie » et en se donnant une image prétendument « pro-vie », les anti-droits présentent l’avortement comme un crime. Or ce sont précisément leurs actions contre l’accès à l’avortement qui mettent en danger la vie de millions de femmes chaque année. Enfin, les mouvements anti-droits attaquent un « impérialisme culturel et une colonisation idéologique », soit l’idée que les principes féministes seraient une sorte d’importation occidentale forcée - c’est bien entendu faux, il existe des mouvements féministes dans tous les pays du monde et bien qu’ils puissent prendre des formes différentes, la liberté à disposer de son corps et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles sont des constantes de leurs revendications.

 


Focus 2030 : Le rapport dresse une analyse approfondie sur la force des mouvements anti-droits dans 12 pays scrutés. Dans quels domaines ces menaces sont-elles les plus manifestes ? 

 

Equipop : Les douze cas pays étudiés dans le rapport ont permis de dessiner l’agenda commun que portent les mouvements anti-droits de manière transnationale. Ils portent atteinte aux droits des femmes et aux droits des personnes LGBTQIA+ à travers tout d’abord la restriction de l’accès à la contraception et à l’avortement. Nous avons cité la déclaration du Consensus de Genève contre l’avortement, celle-ci regroupe un grand nombre d’États qui, au niveau national, ont adopté des lois restrictives en matière d’IVG. On pense évidemment au cas emblématique de la Cour suprême des États-Unis qui a annulé l’arrêt Roe vs Wade en juin 2022, mettant fin au droit à l’avortement au niveau fédéral, mais on observe aussi une quasi interdiction de ce droit en Pologne et au Brésil. En Turquie, Hongrie, Italie et Tunisie, alors que la loi autorise l’avortement, l’accès à ce service est de plus en plus réduit à cause de l’extrême droite au pouvoir, des centres de désinformation qui se multiplient et des médecins qui refusent de le pratiquer. Ici, c’est le droit à disposer de son corps qui est directement attaqué. Il y a une véritable volonté de réduire la sexualité à la simple nécessité de procréer. 

La volonté de contrôler les corps et les sexualités s’illustre aussi dans les attaques systématiques contre les droits LGBTQIA+, particulièrement le mariage homosexuel qui va généralement de pair avec les questions d’adoption et de PMA. Mettant en avant la « complémentarité de l’homme et de la femme » pour fonder une famille, certains gouvernements mettent en place des mesures ouvertement homophobes et transphobes. En 2013, Vladimir Poutine a mis en place en Russie une loi qui interdit la « propagande homosexuelle » auprès des jeunes, attaquant ainsi directement l’éducation complète à la sexualité. Une loi similaire a été adoptée en Hongrie en 2021, et une autre votée en première lecture par le Parlement polonais. Ces lois serviraient à « protéger les valeurs traditionnelles » chrétiennes qui prévalent dans ces pays, en opposition aux « tendances occidentales » qui seraient selon les anti-droits dangereuses pour la jeunesse. 

Les mouvements anti-droits s’attaquent également aux textes pionniers et aux instances compétentes sur les questions liées aux droits des femmes et droits humains, en particulier les questions de violences sexistes et sexuelles.

Ils font campagne contre la Convention d’Istanbul qui participerait selon eux à une propagande de « l’idéologie de genre ». La Hongrie, la Bulgarie, la Slovaquie mais surtout la Turquie, premier pays à l’avoir signée sur son propre sol, se sont retirées de la Convention. La Russie, qui avait refusé de la signer en 2014, a même dépénalisé les violences conjugales en 2017. 

En clair, les anti-droits s’attaquent à tous les droits humains et les libertés individuelles. Ils sont contre la parité en politique, limitent l’accès des jeunes femmes et filles à l’éducation, et vont jusqu’à se revendiquer ouvertement « anti-féministes » : en Corée du Sud par exemple, les mouvements masculinistes sont très puissants, l’actuel président du pays s’est notamment engagé à abolir le ministère de l’Égalité des sexes et de la famille sous prétexte qu’il creuserait la dichotomie entre les femmes et les hommes. 

 


Focus 2030 : La France a annoncé la mise en œuvre d’une « diplomatie féministe » en 2018. Votre rapport propose trois recommandations afin que cette politique publique prenne en compte ces réalités et contribue à lutter efficacement contre ces mouvements anti-droits. Pourquoi et comment la politique étrangère féministe de la France pourrait-elle être un outil pour contre-carrer l’influence de ces mouvements anti-droits ?

 

Equipop : La France doit définir clairement sa politique étrangère féministe pour pouvoir lutter contre les mouvements anti-droits et soutenir les associations féministes. Les droits des femmes représentent une véritable ligne de fracture dans les instances internationales, c’est pourquoi ces enjeux ne doivent pas être considérés comme secondaires, mais bien comme des enjeux d’égalité et de démocratie. Comme nous l’avons expliqué, les mouvements anti-droits sont très virulents dans des espaces dédiés aux droits des femmes comme la CSW, mais ils utilisent aussi le Conseil de sécurité des Nations Unies, ou encore l’Organisation mondiale de la Santé pour porter leur agenda.

La France doit donc s’imposer en leader des droits des femmes et droits humains, d’autant plus que la Suède, jusqu’ici pionnière en la matière, a perdu cette place emblématique suite à la formation d’un gouvernement soutenu par l’extrême-droite, qui a conduit à l’abandon de sa politique étrangère féministe. Pour que la politique étrangère féministe de la France soit un réel outil face aux anti-droits, elle doit répondre à trois problématiques en priorité.

Tout d’abord, la France doit accroître le financement des associations et mouvements féministes. C’est essentiel, surtout lorsque l’on compare les financements des mouvements anti-droits aux financements que reçoivent les associations féministes. Le gouvernement a annoncé le renouvellement du Fonds de soutien aux organisations féministes il y a quelques mois, il faut maintenant en établir les modalités et le calendrier. En termes d’aide publique au développement (APD), la France alloue moins de 5 % de son APD à des projets ayant pour objectif principal l’égalité de genre, selon les derniers chiffres disponibles de l’OCDE. Plus frappant encore, seulement 0,4 % de l’APD mondiale dédiée dite « genrée » va à des associations féministes directement.

La France doit aussi faire en sorte d’assurer un soutien financier, un soutien organisationnel et logistique, et la sécurité des activistes et réseaux féministes. Il faut qu’elle puisse accueillir les activistes dans des conditions sûres, mais aussi leur donner les moyens de continuer à militer dans leur pays. Cela implique de disposer d’espaces et de canaux de communication sûrs pour se réunir, échanger des idées et des données, des stratégies… Avec l’espace que les mouvements masculinistes occupent sur les réseaux sociaux notamment, il est plus qu’essentiel d’assurer la défense et la protection des activistes sur le plan numérique également. Les militantes féministes doivent aussi être associées à la construction stratégique de la politique étrangère de la France.

Enfin, la France doit faire des luttes féministes un sujet de diplomatie prioritaire en Europe et dans le monde, et investir tous les espaces multilatéraux, comme le Fonds mondial ou le Conseil de Sécurité de l’ONU, en adoptant une approche féministe. La prochaine stratégie internationale pour l’égalité femmes-hommes doit devenir le cadre de référence de la France en matière de politique étrangère féministe, qu’elle devra appliquer à tous les domaines. Pour ce qui est de la stratégie internationale de la France en matière de DSSR, il faut plus de financements et un portage politique de haut niveau car ce sont les droits les plus contestés. Ainsi, pour porter un message fort sur la scène internationale, le gouvernement français doit faire aboutir la constitutionnalisation de l’IVG en présentant un projet de loi, et faire de la France le premier pays à inscrire ce droit dans sa Constitution.

 

NB : Les opinions exprimées dans cet entretien sont celles des interviewé·es et ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.