Publié le 8 mars 2023 dans Actualités
À l’occasion du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, Focus 2030 met en valeur l’action et l’expertise de celles et ceux qui se mobilisent quotidiennement pour l’égalité femmes-hommes dans le monde. Découvrez notre dossier spécial. Créé en 2019, le « Prix Simone Veil de la République française pour l’égalité femmes-hommes » distingue chaque année une personnalité ou un collectif contribuant à faire avancer la cause des femmes dans le monde, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes. |
Focus 2030 : À l’instar de six autres pays d’Amérique du Sud et des Caraïbes, l’avortement est illégal au Salvador depuis 1998. Sa pratique est passible de lourdes peines de prison pour les femmes qui y ont recours et les prestataires de soins de santé, ce qui a conduit à l’emprisonnement de nombreuses femmes. Votre organisation, le Groupement citoyen pour la dépénalisation de l’avortement œuvre pour la libération des femmes emprisonnées pour avoir ou avoir tenté d’avorter. Depuis 2009, vous avez obtenu la libération de 67 femmes et travaillez à la sensibilisation à la santé sexuelle et reproductive. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre travail, notamment sur la campagne « Les 17 » ?
Morena Herrera : Au Salvador, depuis 1974, le code pénal, bien que considérant l’avortement comme un délit, prévoyait des exceptions en cas d’avortement thérapeutique, eugénique, ou lorsque la grossesse est le résultat d’un viol, ce qui, bien qu’avec des limitations d’accès, permettait aux femmes d’interrompre leur grossesse et au personnel médical de le pratiquer. Cependant, en 1997, dans le cadre des Accords de Paix, le Code Pénal a été réformé. La Commission qui a rédigé les modifications proposées n’a présenté que quelques ajustements sur la question de l’avortement afin d’en faciliter l’autorisation. Toutefois, les milieux conservateurs, sous la pression de la hiérarchie de l’Église catholique, ont proposé la criminalisation absolue de l’avortement : cette proposition a été approuvée, malgré l’opposition de nombreuses féministes, faisant du Salvador l’un des huit pays dans le monde où l’avortement est absolument criminalisé, même lorsque la vie de la femme enceinte est en danger.
Il s’agit d’une violation du principe de non-régression d’un droit déjà garanti aux femmes et au personnel de santé.
Cette loi envisageait également un nouvel article 136, appelé « induction ou assistance à l’avortement », avec des peines de 2 à 5 ans de prison et sans délimiter clairement les actions concernées. À cette menace s’ajoute une circulaire du bureau du procureur général émise à tous les hôpitaux du pays exhortant le personnel médical à dénoncer toute femme se présentant à l’hôpital suspectée d’avoir eu recours à un avortement, en les menaçant d’être jugés complices s’ils ne le faisaient pas. Tout cela a créé une atmosphère de peur et d’incompréhension vis-à-vis de la mise en œuvre de la nouvelle législation.
C’est en 2006, dans une enquête menée par le New York Times, que nous avons découvert l’interview de Karina, une femme condamnée à 30 ans de prison pour avoir avorté au Salvador. Cette information a été un élément déclencheur qui a permis à plusieurs d’entre nous de prendre conscience de l’impact de cette législation. En mettant la main sur le dossier et en l’étudiant, nous avons pu comprendre pourquoi elle avait été condamnée à 30 ans alors que la peine maximale pour un avortement était de 8 ans de prison. Karina, bien qu’ayant été stérilisée à l’ISSS (N.d.T. équivalent des services de sécurité sociale), est tombée enceinte sans le savoir, a accouché prématurément et le bébé est mort. À l’hôpital de l’ISSS où elle a été emmenée, elle a été dénoncée, accusée d’avoir avorté. Le bureau du procureur a constaté que la grossesse était à un stade avancé et que, par conséquent, on ne pouvait pas légalement considérer qu’il s’agissait d’un avortement, qui, selon le Ministère de la santé salvadorien et l’OMS, peut aller jusqu’à 22 mois de grossesse. Ainsi, au lieu de considérer qu’il s’agissait d’une urgence obstétricale, c’est-à-dire d’un problème de santé, ils ont changé la qualification du crime et l’ont accusée d’avoir assassiné l’enfant, la condamnant à 30 ans pour homicide aggravé par la parenté entre l’auteur et la victime. C’est là qu’a débuté la défense juridique des femmes condamnées dans le cadre des conséquences de la loi de criminalisation. Il a été très difficile de définir une stratégie, car les avocats et les organisations de défense des droits humains nous disaient que « le jugement avait été pris et qu’on ne pouvait rien faire », mais finalement, grâce à un réexamen de la condamnation, une procédure juridique rarement utilisée en raison de sa difficulté, Karina a été acquittée et libérée en 2009.
La libération de Karina, bien qu’il nous ait fallu trois ans pour y parvenir, nous a donné un aperçu de notre capacité à combattre une loi aussi injuste et ses conséquences. Cela nous a donné beaucoup de force. Lorsque Karina est sortie de prison, elle nous a dit : « Je ne suis pas la seule, il y a d’autres femmes condamnées pour des situations similaires, mais elles ont peur de parler ». C’est alors que nous avons commencé à enquêter dans tous les tribunaux du pays, jusqu’à ce que nous parvenions à identifier combien de femmes avaient été poursuivies et combien avaient été condamnées pour homicide aggravé sur leurs propres enfants. Nous les avons cherchées dans les prisons, nous avons commencé à leur parler, à recueillir leurs histoires et avons découvert que, dans la plupart des cas, elles avaient souffert d’urgences obstétricales. Toutes ces femmes vivaient dans la pauvreté, étaient peu instruites et appartenaient à des communautés marginalisées. Nous avons commencé à étudier chaque cas afin de faire réexaminer leur condamnation, mais bien que nous ayons réussi dans certains cas, cela demandait des efforts et des ressources que nous n’avions pas. Pour cette raison, nous avons décidé de privilégier leur libération en demandant une grâce, présentée individuellement, mais en un seul acte, à l’Assemblée législative en avril 2014.
Dix-sept femmes remplissaient les conditions nécessaires pour pouvoir faire une demande de grâce à ce moment-là. C’est ainsi qu’est né le nom « Les 17 », parce que nous voulions qu’elles soient le sujet de la demande, on voulait leur donner un nom, un visage, montrer qui elles étaient, quelle était leur vie, leurs rêves, et c’est pourquoi nous avons organisé cette campagne qui a duré 7 ans avec le slogan « Liberté pour les 17, ne laissons pas leur vie se faner », en symbolisant ce groupe de femmes par une fleur à 17 pétales.
Tout au long de ces années, il a été nécessaire de trouver de nouvelles stratégies juridiques et pénales pour obtenir leur liberté : expliquer leurs cas aux fonctionnaires du système pénal et au ministère de la Justice, développer des partenariats pour leur offrir un soutien à l’intérieur de la prison, travailler avec leurs familles, les encourager à se soutenir mutuellement en prison et célébrer la liberté de chacune d’entre elles, informer les médias, tout ça afin de contribuer à changer la vision que la société a de ces femmes.
Le 9 juin 2022, nous avons célébré dans le parc Cuscatlán le fait que non seulement « les 17 » avaient été libérées, mais aussi car nous avons obtenu la libération de 65 femmes qui avaient été poursuivies et condamnées dans le cadre de cette législation qui criminalise l’avortement.
La défense de ces femmes a été un processus central. Le contentieux international devant le Système Interaméricain des Droits Humains a également revêtu une grande importance, avec le cas de Manuela et de sa famille, qui a fait l’objet d’une importante résolution de la Cour en novembre 2021 et dont les termes sont progressivement mis en œuvre par l’État du Salvador. Manuela a été criminalisée pour une urgence obstétricale, condamnée à 30 ans de prison, et est morte en prison à cause d’un cancer dont elle souffrait et qui n’a pas été traité de façon adaptée.
Le prochain cas prévu du Système interaméricain des droits de l’homme est celui de « Beatriz contre le Salvador » : la Cour interaméricaine des droits de l’homme a convoqué une audience les 22 et 23 mars. La résolution pourrait être d’une grande importance pour la famille de Beatriz et aussi pour faire avancer la législation salvadorienne avec une plus grande reconnaissance des droits des femmes. Beatriz, âgée de 22 ans, s’est vu refuser l’interruption de sa grossesse, bien que 15 spécialistes de la maternité centrale nationale l’aient recommandée, parce qu’elle souffrait d’un lupus avec atteinte rénale et qu’elle portait un fœtus atteint d’anencéphalie (absence de cerveau) et sans viabilité vitale en dehors de l’utérus. Elle a dû attendre 81 jours dans de grandes souffrances. Beatriz, avec notre soutien, a intenté un procès, avec le souhait « qu’aucune autre femme ne subisse ce qu’elle a vécu ».
Focus 2030 : Cette année, le Groupement citoyen pour la dépénalisation de l’avortement a reçu le « Prix Simone Veil de la République française pour l’égalité entre les femmes et les hommes », un prix institué par le Président de la République française pour récompenser les personnalités et les organisations qui luttent pour les droits des femmes dans le monde. Que signifie ce prix pour vous ? Qu’attendez-vous de la communauté internationale, et notamment de pays comme la France, qui promeuvent une « diplomatie féministe » sur la scène internationale, pour soutenir des organisations comme la vôtre ?
Morena Herrera : Ce prix est très important et significatif pour celles d’entre nous qui défendent le droit des femmes à pouvoir décider de manière autonome de leur corps et de leur vie.
Il s’agit d’un prix décerné par le gouvernement français à des personnes ou à des groupes qui œuvrent partout dans le monde en faveur des droits des femmes, en mémoire de Simone Veil, une femme qui a survécu aux camps de concentration nazis, qui a été ministre de la santé en France et qui, grâce à sa lutte tenace et à sa capacité à établir un consensus, a obtenu l’adoption de la légalisation de l’avortement en France en 1975. Elle est également reconnue pour avoir consacré sa vie à la lutte contre l’intolérance, devenant la première femme à être élue présidente du Parlement européen.
C’est pourquoi pour le Groupement citoyen pour la Dépénalisation de l’Avortement et pour moi en son nom, ce prix nous renforce, car c’est la reconnaissance du travail tenace que nous faisons depuis plus de 10 ans, la reconnaissance que nous sommes du côté de la justice, et de l’importance de progresser pour garantir un droit aussi fondamental pour les femmes, comme la capacité de décider librement et de manière autonome de poursuivre ou non une grossesse qui met en danger leur vie, leur santé, leur intégrité et leur dignité.
Le fait que cet effort collectif soit vu et reconnu par les gouvernements d’autres pays nous donne de la force et nous encourage à poursuivre la lutte. Les avancées dans la reconnaissance des droits des femmes au niveau international deviennent des références et des points d’appui pour notre lutte afin que ces droits soient garantis au Salvador. De plus en plus de gouvernements s’engagent dans l’agenda féministe et, dans ce sens, ils promeuvent une diplomatie féministe en soutien politique, symbolique et matériel aux revendications des femmes dans d’autres pays. Pour nous, le dialogue que nous établissons avec ces gouvernements est important, tant par leur représentation diplomatique au Salvador que par les liens de collaboration avec leurs institutions et avec la société civile de ces pays. Nous espérons continuer à bénéficier de cet appui et de ce soutien, ainsi que du soutien aux organisations qui réalisent ce travail au Salvador.
Focus 2030 : En 2017, la communauté internationale, par le biais du Comité CEDAW, a demandé au gouvernement salvadorien de modifier le code pénal pour dépénaliser l’avortement et l’autoriser dans certaines circonstances. La question de l’avortement progresse dans certains pays d’Amérique du Sud, comme la Colombie et l’Argentine, qui ont récemment légalisé l’avortement suite à des mobilisations sans précédent des mouvements féministes de ces pays. Peut-on imaginer l’émergence d’un mouvement féministe régional capable de faire avancer les droits des femmes dans les prochaines années ? Quels sont, selon vous, les obstacles et les opportunités à prendre en compte ?
Morena Herrera : La capacité de mobilisation, de plaidoyer et de persévérance des mouvements féminins et féministes dans différents pays d’Amérique latine et des Caraïbes a permis des avancées concrètes très importantes ces dernières années. En Argentine, en Colombie, au Mexique, au Chili et en Équateur, des changements concrets ont été obtenus en ce qui concerne le droit des femmes à interrompre leur grossesse dans certaines circonstances menaçant leur vie, leur santé et leur intégrité personnelle. Cependant, en Amérique centrale, malgré le travail réalisé par les organisations féministes et de femmes pour faire avancer la reconnaissance de ce droit, ces pays continuent d’être ceux dont la législation sur l’avortement est la plus restrictive, non seulement sur le continent mais dans le monde entier.
Nous pensons que pour les mouvements internationaux qui s’opposent aux droits des femmes et des personnes LGBTI, notre région est considérée comme le terrain d’essai d’un modèle de gouvernement plus autoritaire, moins respectueux de ces droits, où l’attachement de la population à la religion est instrumentalisée pour imposer un agenda et des normes de conduite qui ne répondent pas à des critères de santé publique et de reconnaissance des droits, mais plutôt aux visions et aux mandats des hiérarchies ecclésiastiques.
Dans notre région, il existe des espaces de concertation comme La Sombrilla Centroamericana où nous coordonnons des organisations de défense des droits sexuels et reproductifs de tous les pays d’Amérique centrale, en échangeant des expériences et en soutenant solidairement les processus de plaidoyer qui ont lieu dans les différents pays. Nous savons que notre région connaît un processus de dé-démocratisation et des gouvernements populistes peu respectueux des droits humains, mais nous savons aussi que la conquête de nos droits n’a pas été facile et a été longue : le droit de vote, le divorce, l’accès à l’université, les services de santé sexuelle et reproductive, ont été des conquêtes qui dans certains cas ont pris des décennies.
Actuellement, dans notre région, il existe un large tissu social d’organisations de femmes, les jeunes assument un rôle important dans la défense de leurs droits et, de même, les personnes LGBTI et les organisations transgenres ont uni leurs forces pour obtenir la reconnaissance de leurs droits et, de manière très pertinente, des droits sexuels et reproductifs. C’est pourquoi, sans ignorer les difficultés auxquelles nous sommes confrontées, nous sommes convaincues que nous progresserons dans la reconnaissance et la garantie du droit à un avortement légal, sûr et gratuit.
La nuit où le code pénal a été modifié à l’Assemblée législative, nous étions cinq féministes à protester, aujourd’hui nous sommes des centaines, voire des milliers, à nous mobiliser, la plupart jeunes et très jeunes. C’est ce qui nous conforte dans l’idée que nous avançons. Et avec l’exemple de Simone Veil, dans sa lutte contre l’intolérance, nous sommes sûres que nous réussirons.
NB : Les opinions exprimées dans cet entretien sont celles de l’interviewée et ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.