Focus 2030
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3 questions à Chibuzo Okonta, Directeur Général d’Action contre la Faim France

Publié le 18 février 2025 dans Actualités

La prochaine édition du Sommet Nutrition for Growth, organisée par la France les 27 et 28 mars 2025 à Paris, constitue une occasion unique d’engager la communauté internationale dans une lutte plus efficace contre la malnutrition. En amont de ce Sommet international, Focus 2030 consacre un dossier spécial aux enjeux de (mal)nutrition dans le monde et met en avant les points de vue et attentes d’organisations, de personnalités ou d’acteurs du domaine de la nutrition.

 

 

Interview de Chibuzo Okonta, Directeur Général d’Action contre la Faim France

Focus 2030 : Près de 3 milliards de personnes dans le monde ne sont pas en mesure de bénéficier d’une alimentation saine, tandis que la malnutrition est à l’origine directe ou indirecte d’environ un décès sur deux parmi les enfants de moins de cinq ans. Selon Action contre la Faim, quels sont les principaux obstacles rencontrés sur le terrain dans la lutte contre la malnutrition ? Quels efforts prioritaires et conditions essentielles nécessiteraient d’être pris en compte par la communauté internationale pour atteindre l’ambitieux objectif d’un monde sans malnutrition dès 2030 ?

Chibuzo Okonta, DG d’Action contre la Faim France  : Merci pour votre question. 2025 signe le début de la dernière ligne droite pour atteindre les Objectifs de Développement Durable (ODD) à l’horizon 2030. Pourtant, les décisions des États nous éloignent de plus en plus de cette ambition qui semble n’être plus qu’une utopie.

L’humanité ne pourra pas résoudre le problème de la malnutrition sans s’attaquer aux causes profondes de la faim.

Pour Action contre la Faim, ces causes sont identifiées depuis longtemps : il s’agit des conflits, de la crise climatique, des inégalités socio-économiques et de genre. L’ambition de combattre la malnutrition sans traiter ses causes profondes témoignerait d’un manque de compréhension de la problématique ou d’une absence de volonté politique.

Lors des crises humanitaires, la diplomatie fondée sur les droits humains n’est malheureusement pas une priorité, on le voit par exemple en Ukraine, en Palestine ou encore en République Démocratique du Congo. Pourtant, si l’on veut combattre la faim et la malnutrition, il est essentiel que les états promeuvent et appliquent le Droit International Humanitaire dans les zones de conflits, pour garantir la protection des civils et des infrastructures essentielles à leur survie.

Concernant la crise climatique, Action contre la Faim favorise l’agriculture locale et paysanne pour lutter contre la malnutrition. Ce sont des pratiques efficaces pour la résilience des populations. Or, nous vivons dans un monde où les intérêts économiques des pays et des multinationales priment et les chaînes de production alimentaire mondialisées ne favorisent pas ce type d’agriculture, alors même que nous savons qu’elle est un rempart à la malnutrition. Au contraire, les systèmes alimentaires industriels actuels sont même responsables d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre, contribuent grandement à la dégradation de l’environnement et mettent une forte pression sur les ressources naturelles.

Alors que les pays en proie à des fortes inégalités socio-économiques et inégalités de genre sont souvent en difficulté pour financer et assurer la qualité voire l’existence de services essentiels, les femmes, les enfants et les personnes marginalisées sont doublement à risque : ils vivent avec peu de moyens pour subvenir à leurs besoins et l’Etat ne leur permet qu’une faible voire aucune prise en charge. Sans soin, un enfant sévèrement malnutri en paiera les conséquences toute sa vie, ou peut simplement mourir.

La communauté internationale doit prioriser les politiques de développement sur la nutrition parce qu’elle est au cœur de toutes les problématiques à traiter pour atteindre les Objectifs de l’Agenda 2030. Plus particulièrement, nous exhortons la France à s’engager à mettre la lutte contre la faim au cœur de sa politique étrangère et de l’agenda politique européen.

Focus 2030 : En 2021, le Sommet Nutrition for Growth (N4G) de Tokyo avait marqué un tournant avec l’engagement de 180 parties prenantes, dont 66 États, et des promesses de financement dépassant les 27 milliards de dollars. Alors que la France s’apprête à accueillir la prochaine édition, prévue les 27 et 28 mars 2025 à Paris, quelles avancées concrètes peut-on espérer ? Quelles conditions devront être réunies pour maximiser l’impact de cet événement ? Plus encore, quelles solutions innovantes mériteraient, selon vous, d’être déployées à l’échelle mondiale pour relever le défi de la malnutrition ? 

Chibuzo Okonta : Nous espérons un réel engagement des nations représentées et particulièrement de la France, pays hôte du sommet. Nous sommes convaincus que le succès du sommet N4G repose en grande partie sur l’implication active des plus hautes autorités françaises.

Par ailleurs, si nous voulons que le Sommet ait un réel impact, il est impératif d’avoir un grand nombre de pays présents, des pays parmi les plus riches du fait de leur plus grande responsabilité collective et de l’impact de la malbouffe sur leurs sociétés, mais également des pays moins riches, touchés plus sévèrement par la faim.

Comme évoqué plus haut, les causes de la faim sont structurelles et seules des réponses structurelles seront pertinentes et durables. Il n’y a donc pas de solution innovante ou miracle. Nous comptons alors sur la communauté internationale pour qu’elle prenne des engagements financiers et politiques qu’elle respectera et qui luttent contre les causes profondes de la faim et de la malnutrition tout en encadrant les pratiques néfastes pour la nutrition. Pour cela, il est crucial d’éviter un entre-soi des décideurs, trop souvent influencés par des intérêts privés et des considérations économiques, en impliquant au maximum les sociétés civiles et les communautés locales dans les prises de décisions pour que les engagements soient pertinents vis à vis des sociétés et des populations les plus concernées.

Mais comme souvent, un des plus grands obstacles à la lutte contre la malnutrition demeure le manque de financement et de volonté politique.

C’est étonnant de voir un tel désintérêt lorsque même la Banque mondiale annonce que le coût de l’inaction pour la malnutrition dépasse les 41 000 milliards de dollars sur 10 ans à l’échelle du monde. Malheureusement, sans financement, la situation n’est vouée qu’à s’empirer. Aujourd’hui, les financements pour la solidarité internationale reculent. La baisse de l’Aide publique au développement (APD) française et l’incertitude du futur de l’APD américaine fragilisent nos projets et renforcent l’insécurité des personnes que nous accompagnons.

Nous tentons de nous faire entendre quotidiennement sur ces enjeux et le Sommet Nutrition for Growth est un rendez-vous à ne pas manquer, tant pour nous que pour l’ensemble de la communauté internationale.

 

Focus 2030 :  Les entreprises privées doivent respecter des principes stricts pour participer au Sommet Nutrition for Growth. Pourquoi ces critères sont-ils cruciaux pour Action contre la Faim ? Quelles sont les lignes rouges à prendre en compte selon vous ? 

Chibuzo Okonta : Les organisations de la société civile jouent un rôle central dans la lutte contre la sous-nutrition. Action contre la Faim tient à réaffirmer que les intérêts à court terme des acteurs privés ne peuvent être considérés comme aussi légitimes que les intérêts des peuples et la mise en application de leurs droits les plus fondamentaux tels que l’alimentation, un environnement favorable et l’accès à l’eau.

Pour éviter un tel scénario contre-productif, il est essentiel d’inclure les sociétés civiles dans toute leur diversité, en accordant une attention particulière aux sociétés civiles du Sud les plus concernées par la sous-nutrition. Ceci étant dit, depuis une vingtaine d’années, on observe un bouleversement dans la façon de mener des dialogues internationaux, notamment sur les questions liées à l’alimentation et à la nutrition. Les dialogues internationaux ont une forte présence et influence du secteur privé. Souvent considéré comme source de changement, le secteur privé est invité à prendre des engagements en faveur de la nutrition, au même titre que les gouvernements.

L’expérience de plusieurs décennies de sommets internationaux sur les systèmes alimentaires nous prouve qu’il existe une asymétrie des pouvoirs entre les représentants des sociétés civiles, les gouvernements et les multinationales, agro-industrielles en particulier, toujours à la faveur de ces derniers.

Or la place accordée au secteur privé commercial dans les sommets internationaux comme N4G, lui garantit au contraire un environnement règlementaire qui lui est favorable, anéantissant toute évolution nécessaire.

Si les précédentes éditions de N4G ont fait l’objet de Principes d’engagement, elles ne permettaient pas réellement de se prémunir contre les conflits d’intérêt entre le secteur privé commercial et les droits humains, notamment celui d’accéder à une nourriture adéquate et suffisante.

Face à ce constat, et pour éviter que les moyens et les efforts déployés pour lutter contre la sous-nutrition soient vains, il est urgent que l’implication du secteur privé dans la lutte contre la sous-nutrition soit conditionnée au respect de règles qui délimitent son influence et recentrent son action à la faveur des intérêts communs et des Objectifs de développement durable. Pour cela, le N4G Paris semble aller dans le bon sens, mais il faudra attendre sa tenue pour s’exprimer.


NB : Les opinions exprimées dans cette interview ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.

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