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3 questions à Jeffrey Sachs, Président du réseau des solutions pour le développement durable des Nations unies

Publié le 9 juin 2023 dans Décryptages , Actualités

Les 22 et 23 juin 2023, un Sommet pour un nouveau pacte financier mondial se tiendra à Paris, coorganisé par la France et l’Inde. De nombreux dirigeant·e·s d’États, de gouvernements, d’organisations internationales, de la société civile et du secteur privé seront invités à discuter des solutions de financement du développement mondial et de la transition climatique. 

Afin de décrypter les enjeux de ce Sommet, Focus 2030 souhaite recueillir et mettre en avant le point de vue d’organisations expertes dans leurs domaines respectifs et réalise une série d’entretiens avec des représentants de gouvernements, d’organisations internationales, d’ONG, de think tanks, etc. 

Découvrez le dossier spécial sur le Sommet, ainsi que l’ensemble des autres entretiens avec des expert·e·s, personnalités et acteurs de la solidarité internationale en amont de l’évènement.

 

3 questions à Jeffrey Sachs, Président du réseau des solutions pour le développement durable des Nations unies

Propos recueillis le 12 mai 2023 par Focus 2030.

Focus 2030 : Le Réseau de Solutions pour le Développement Durable des Nations Unies (UN SDSN) publie annuellement son Rapport sur le développement durable et l’Indice sur les ODD, faisant état des progrès au niveau national des 193 États membres des Nations unies dans l’atteinte des ODD. Dans sa dernière édition du rapport, le SDSN insiste sur la nécessité d’adopter un plan d’action global pour financer les ODD et met en avant les mécanismes de financement du développement essentiels pour les pays à revenus faibles et intermédiaires. Selon vous, quels sont les progrès à réaliser et les réformes les plus importantes à mettre en œuvre ? Dans quelle mesure le Sommet pour un Nouveau pacte financier mondial peut-il contribuer à cet agenda ?

 

Jeffrey Sachs : Une réforme adéquate de l’architecture financière mondiale pourrait entraîner une hausse du taux d’investissement intérieur d’environ 20 % du PIB pour les pays à faible revenu et d’environ 10 % du PIB pour les pays à revenus intermédiaires. Cette augmentation des taux d’investissement permettrait d’accélérer la croissance économique et le développement durable, entraînant de manière exponentielle l’accès à l’éducation, à la santé, à l’électricité à faible émission de carbone, aux transports publics, au logement, à l’eau potable et à l’assainissement, ainsi qu’aux services numériques. Les pays les plus pauvres auraient enfin la perspective d’un avenir viable. Comme cela a été le cas en Chine entre 1980 et 2020, mettre fin à l’extrême pauvreté deviendrait possible et à portée de main.

Pour mettre cela en route, nous avons besoin de financements publics provenant, par exemple, des banques multilatérales de développement et des fonds souverains. Toutefois, à terme, des financements provenant des marchés financiers (fonds de pension, compagnies d’assurance, banques et autres) pourraient certainement prendre une place plus importante.


Focus 2030 : La pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine et leurs conséquences en cascade ont considérablement réduit la marge de manœuvre budgétaire de nombreux pays, affectant leur capacité à mettre en œuvre des politiques publiques contribuant à la réalisation de l’Agenda 2030. Parallèlement, de nombreux pays ont vu la notation financière externe de leur dette souveraine abaissée, leurs coûts d’emprunt augmenter et les risques de surendettement s’accroître. Les agences de notation, qui attribuent les notes de solvabilité des États, jouent un rôle crucial dans la viabilité et la stabilité de la dette. Quel rôle les agences de notation peuvent-elles avoir dans la mise en œuvre de l’Agenda 2030, et sous quelles conditions ?

 

Jeffrey Sachs : Tout d’abord, la fin de la guerre en Ukraine devrait être actée par un accord négocié. L’Ukraine ne peut y mettre fin sur le champ de bataille, contre une superpuissance nucléaire qui a l’intention de faire barrage à l’élargissement de l’OTAN. Personnellement, je pense que nous ne devrions pas accepter un désastre politique absolu tel que la guerre en Ukraine en le considérant comme inéluctable, ou comme un acte émanant d’une seule partie au conflit. Nous devrions chercher à comprendre les causes profondes de ce genre de désastre et les attaquer à la racine, dans le cas de l’Ukraine (et des relations entre les États-Unis et la Chine), en établissant une architecture de sécurité mondiale appropriée qui inclut toutes les nations, plutôt que de diviser le monde entre l’« Occident » et le « Reste ».

Cela étant dit, permettez-moi d’en venir au cœur de la question, à savoir le système de notation. Voici le problème. Les notations mesurent principalement les risques de liquidité, et non les risques sur le développement à long terme. Les risques de liquidité sont de fait très élevés pour les pays les plus pauvres, ces pays réalisant des emprunts en devises étrangères (dollars et euros) plutôt que dans leur propre monnaie. Pour le dire simplement, les gouvernements des pays en développement arrivent parfois à court de dollars à court terme, à cause d’une mauvaise gestion ou des acheteurs d’obligations pris de panique, ou d’une combinaison des deux. Les États se retrouvent alors en défaut de paiement, même si les perspectives de croissance à long terme de l’économie sont solides. Face à de telles crises, personne ne sait grand-chose, ni ne réfléchit beaucoup, sur le long terme.

Les mauvaises notations financières de ces pays mettent donc en avant ce risque de liquidité. Le FMI, quant à lui, conseille aux pays de ne pas emprunter des sommes importantes, et de maintenir la dette souveraine brute en dessous de 50 % du PIB, voire moins. Le résultat est une pauvreté durable, et non un développement durable.

La seule solution consiste à mettre un terme aux crises de liquidité, et non à arrêter les emprunts et le développement à long terme. Trois moyens principaux permettent d’y parvenir. Le premier consiste pour les gouvernements à emprunter à long terme, et non à court terme. Pour ce faire, les banques multilatérales de développement devraient augmenter considérablement leur financement du développement à long terme. Le deuxième consisterait pour les gouvernements à emprunter dans leur monnaie nationale. Cette solution serait possible pour les grandes économies émergentes et pour les unions monétaires regroupant des pays plus petits. Troisièmement, le FMI (ainsi que les principales banques centrales) devraient jouer le rôle de véritable fournisseur de liquidités (et de prêteur en dernier ressort), plutôt que d’agir en tant que médecins urgentistes uniquement après un défaut de paiement. Cela supposerait que le FMI dispose de beaucoup plus de liquidités et de pouvoirs qu’il n’en a actuellement.

En ce qui les concerne, les agences de notation devraient fournir deux types d’indicateurs, un indicateur à court terme du risque de liquidité comme c’est le cas actuellement, mais aussi une évaluation à long terme du potentiel de croissance. Il leur faudrait pour cela développer une nouvelle méthodologie basée sur une modélisation de la croissance à long terme. Il s’agirait d’une évolution tout à fait salutaire. La vérité est que les pays les plus pauvres ont de fortes perspectives de croissance - à condition qu’ils aient accès à un financement à long terme.


Focus 2030 : Le Rapport sur le développement durable 2022 révèle également que, pour la deuxième année consécutive, les progrès dans la réalisation des ODD se tarissent mondialement. Outre un financement adéquat, quelles mesures faudrait-il prendre pour que le monde parvienne à atteindre les ODD d’ici à 2030 ?

 

Jeffrey Sachs : La clé pour atteindre les ODD à l’échelle mondiale repose sur cinq piliers. Le premier est une stratégie nationale de développement coordonnée dans chaque pays qui lie six domaines clés de l’investissement public axé sur les ODD : l’éducation, la santé, l’énergie, l’agriculture, l’infrastructure urbaine et les plateformes numériques.

Le deuxième est une stratégie de financement à long terme des ODD dans chaque pays, basée sur une augmentation des fonds nationaux, des financements étrangers et des recettes publiques en tant que part du PIB à long terme.

Le troisième concerne l’amélioration de la capacité de mise en œuvre au niveau national et local, à la fois pour les investissements publics et pour les services publics (tels que les services de santé, l’éducation, les transports publics, l’eau et l’assainissement).

Le quatrième est que chaque région du monde coopère pour mettre en place un système énergétique bas carbone, notamment un réseau électrique bas carbone, une économie de l’hydrogène, une infrastructure pour les véhicules électriques et des transports publics (trains rapides interurbains, etc.).

Le cinquième est la coopération mondiale entre les régions, au sein de laquelle les États-Unis et l’Europe cessent d’essayer d’exclure la Russie et la Chine, et coopèrent véritablement avec toutes les régions - l’Amérique latine, l’Afrique, la Russie, la Chine, l’Asie du Sud-Est, et ainsi de suite. Les pays en développement sont las de la bataille qui oppose l’Occident au reste du monde, et de recevoir des leçons de la part des États-Unis et de l’Europe. Les pays du Sud veulent un développement durable véritablement mondial, et non une prospérité réservée à la région de l’Atlantique Nord.

Ces messages fondamentaux figurent dans le rapport 2023 sur le développement durable, qui comprend l’indice mondial des ODD, rendu public en juin en marge du Sommet de Paris. Plus généralement, le SDSN encourage la coopération internationale et travaille avec les gouvernements et les scientifiques du monde entier pour concevoir des investissements et des politiques à long terme conformes aux ODD.

 

  • Cet entretien a été traduit par Focus 2030 depuis l’anglais. Se référer à ce lien pour le consulter en version originale.
     
  • Les opinions exprimées dans cet entretien sont celles de Jeffrey Sachs et ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.

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