Publié le 10 mars 2022 dans Actualités
En amont de l’élection présidentielle en France, Focus 2030 se mobilise pour créer les conditions d’un débat éclairé sur les enjeux de solidarité internationale, sur le financement du développement et la défense du multilatéralisme, et plus largement sur le rôle de la France dans le monde. Quels engagements la France devrait-elle prendre pour contribuer de façon significative à la lutte contre les inégalités mondiales, et plus largement à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) dans le monde ? En complément de son Bilan de la politique de développement international de la France durant le quinquennat d’Emmanuel Macron, Focus 2030 a recueilli le point de vue des organisations expertes dans leurs domaines respectifs. |
Focus 2030 : Quel bilan dressez-vous du quinquennat d’Emmanuel Macron en matière de santé mondiale, et tout particulièrement sur les enjeux portés par votre organisation ?
Élise Rodriguez : Trois tendances principales permettent de dresser un bilan mitigé en matière de santé mondiale durant la présidence d’Emmanuel Macron.
Tout d’abord, la santé mondiale dans l’aide publique au développement (APD) demeure un secteur sous-investi. Dès 2018, la santé a été affirmée comme une priorité sectorielle lors du Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID). Cependant, la part de la santé dans l’APD totale de la France est demeurée très faible ces dernières années et elle n’excède pas 6,6 % en 2019, alors même qu’elle représentait plus de 10 % de l’aide française en 2014, et cette part tombe à seulement 2 % pour les financements bilatéraux. D’une autre façon, le bilan de la Stratégie en santé mondiale de la France (2017-2021) souligne le manque de financements des thèmes liés au renforcement des systèmes de santé, aux ressources humaines en santé ou encore d’acteurs de la santé à travers l’aide bilatérale [1].
Le quinquennat du Président Macron a confirmé le positionnement politique fort de la France sur les questions de santé mondiale sur la scène internationale, notamment dans la réponse à la crise du Covid-19, sans pour autant s’accompagner d’une mise en place de moyens financiers suffisants pour lutter contre les inégalités en santé.
Deuxièmement, le quinquennat du Président Macron a confirmé le positionnement politique fort de la France sur les questions de santé mondiale sur la scène internationale, notamment dans la réponse à la crise du Covid-19, sans pour autant s’accompagner d’une mise en place de moyens financiers suffisants pour lutter contre les inégalités en santé. Le leadership de la France s’est illustré lors de rencontres internationales co-organisées par la France, comme le Sommet du G7, la 6ème Conférence de reconstitution des ressources du Fonds mondial contre le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme en 2019 ou encore le Forum Génération Égalité en 2021. De plus, les soutiens aux fonds multilatéraux de santé ont été maintenus, comme UNITAID (85 millions d’euros par an), GAVI l’Alliance pour le vaccin (500 millions d’euros pour 2021-2026), le Fonds Muskoka (10 millions d’euros par an jusqu’en 2026). Un effort important a été fait sur la contribution au Fonds mondial qui a été augmentée de 20 %, représentant 1,296 milliard d’euros pour la période 2020-2022. Pour autant, malgré cette annonce, la France n’a pas prévu d’honorer l’ensemble de ses engagements envers le Fonds mondial, prenant du retard dans les décaissements.
Enfin, dans le cadre de la réponse à la crise du Covid-19 et d’accès aux vaccins et produits de santé, la France a impulsé la mise en place de solutions internationales, sans y contribuer équitablement. Cela s’est traduit par le lancement de l’initiative internationale ACT-A et des dons de doses mais les contributions financières sont restées largement insuffisantes. Au total, la France a engagé 410 millions d’euros, ce qui demeure bien loin de sa “juste part” estimée à plus d’un milliard d’euros en 2021 [2]. Contrairement à l’Allemagne ou au Canada, la France est donc loin d’être aux avant-postes en matière de financement de la réponse internationale à la pandémie. Si le Président Emmanuel Macron a été l’un des premiers chefs d’État à déclarer qu’il fallait lever les barrières de la propriété intellectuelle à l’accès équitable aux vaccins Covid-19, il ne s’est pas positionné fermement en faveur de la levée temporaire des brevets sur les vaccins et les autres outils indispensables à la lutte contre la pandémie comme les tests et les traitements. Sans mesures exceptionnelles plaçant la santé de toutes et tous au-dessus des intérêts privés, les monopoles d’une poignée de laboratoires pharmaceutiques continueront de limiter artificiellement la production et la distribution mondiale de produits dont nous avons tous besoin pour sortir de cette pandémie.
Focus 2030 : Quels grands défis la France devra-t-elle contribuer à résoudre lors des cinq prochaines années ? Qu’attendez-vous des candidat·e·s à l’élection présidentielle à ce sujet ?
Élise Rodriguez : Partout dans le monde, la crise du Covid-19 a exacerbé les inégalités d’accès aux droits et aux services de santé. Les besoins sanitaires continuent d’exploser et l’accès aux innovations en santé est mis à mal par un système dominé par les intérêts privés. Le prochain quinquennat sera le dernier mandat présidentiel plein avant l’échéance de l’agenda 2030 et devra permettre l’atteinte des objectifs de développement durable (ODD) et notamment l’ODD n°3 « Santé et bien-être ».
Les défis en matière de santé mondiale pour les prochaines années sont nombreux et ils reposent sur plusieurs enjeux, notamment les conséquences de la crise du Covid-19, la lutte contre les inégalités d’accès aux médicaments et aux soins et la menace de nouvelles pandémies.
À partir de ces défis, nous attendons donc des candidates et des candidats qu’ils s’engagent à renforcer la solidarité en matière de santé, à garantir un accès aux médicaments et aux soins pour toutes et tous, et à préparer des réponses justes aux prochaines pandémies, car nous savons que d’autres défis sanitaires internationaux sont devant nous.
En ce qui concerne le renforcement de la solidarité en matière de santé, celui-ci peut passer par une participation juste à la réponse internationale à la crise du Covid-19, en respectant les engagements déjà pris par la France (par exemple dans le cadre de ACT-A), en assurant de nouvelles contributions politiques et financières permettant de contrer certains effets de la crise mais aussi une augmentation de l’APD en santé. Savez-vous que pour la première fois depuis 20 ans, les indicateurs de lutte contre le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme ont reculé et en 2020, les dépistages des maladies ont diminué de 22 % pour le VIH, et de 18 % pour la tuberculose par rapport à 2019 ? Cela nécessite donc d’augmenter la contribution française à la lutte contre ces maladies, notamment lors de la prochaine Conférence de reconstitution de ressources du Fonds mondial de lutte contre le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme.
60 % des Français·e·s sont favorables à la levée temporaire des brevets sur les vaccins contre le Covid-19.
Il est tout aussi essentiel de garantir l’accès aux médicaments et aux soins pour toutes et tous. La crise COVID a remis en lumière une réalité : certaines innovations en santé ne sont pas accessibles au plus grand nombre et beaucoup reste à faire pour réduire les inégalités en la matière. Plusieurs actions sont souhaitables comme la levée temporaire des brevets sur les vaccins, les tests et les traitements contre le Covid-19 – à laquelle 60 % des Français·e·s sont favorables -, ou encore le renforcement de la coopération internationale et le développement des capacités de production de solutions médicales sur d’autres continents.
En France, comme à l’échelle mondiale, nous avons besoin d’un système davantage garant de l’intérêt général dans lequel l’utilisation des fonds publics dans la R&D ou l’achat de médicaments est soumise à des conditions plus strictes en matière de transparence et d’accès aux innovations en santé.
Enfin, les candidat·e·s doivent s’engager à adopter une approche féministe de la santé et à renforcer les systèmes de santé publique pour qu’ils soient résilients, reposant sur des infrastructures bien équipées et du personnel formé et protégé en cas de crise. Il n’est pas acceptable de constater que la crise sanitaire a empêché l’accès aux moyens contraceptifs de millions de femmes, causant près de 1,4 million de grossesses non désirées supplémentaires en 2020. Se préparer mieux aux menaces sanitaires globales implique de créer les conditions pour garantir le respect des droits, la continuité des soins et des services et l’accès équitable aux médicaments.
Focus 2030 : Quelles actions menez-vous dans le cadre de cette élection présidentielle ?
Élise Rodriguez : La crise actuelle nous rappelle notre interdépendance et notre vulnérabilité face aux menaces sanitaires : personne ne sera en sécurité, tant que le monde ne sera pas protégé dans sa globalité. Il existe aujourd’hui un consensus sur la nécessité de mieux collaborer pour permettre un accès de toutes et tous aux produits et innovations en santé. Pourtant, nous faisons le constat que dans le cadre de la campagne présidentielle, la santé est peu abordée, ou uniquement traitée sous un angle national par les candidat·e·s, ce qui nous semble en décalage total avec les besoins actuels.
Nous avons donc décidé de nous mobiliser avec les associations du Collectif Santé Mondiale et de lancer une campagne de sensibilisation, de plaidoyer et d’interpellation à destination des candidat·e·s pour que la santé mondiale soit une priorité de l’élection présidentielle 2022. Les inégalités en santé ne sont pas une fatalité et nous savons quelles sont les mesures à prendre pour lutter contre. La France a un rôle déterminant à jouer dans cet agenda universel et les responsables politiques doivent s’emparer de ces sujets.
Dès le mois de janvier 2022, avec les organisations de la société civile, nous sommes partis à la rencontre des équipes de campagne pour les sensibiliser aux enjeux de santé mondiale et leur partager nos recommandations communes, afin que les candidat·e·s se prononcent sur ces questions et prennent des engagements politiques, financiers forts et précis en la matière pour le quinquennat 2022-2027.
Jusqu’au mois d’avril 2022, nous continuerons de promouvoir le sujet de la santé mondiale, d’afficher un front associatif commun lors d’activités de plaidoyer et par le biais d’une campagne de communication qui permettra aux citoyen·ne·s d’interpeller directement les candidat·e·s, pour que la santé mondiale ait sa place dans les débats de l’élection.
Focus 2030 : Considérez-vous que les débats qui entourent l’élection présidentielle prennent suffisamment en compte les enjeux de santé mondiale jusqu’à présent ?
Élise Rodriguez : Alors que l’IFOP estime que 74 % des Français·es placent la santé comme le premier enjeu déterminant de leur vote pour la présidentielle, la santé mondiale reste absente des débats. Cette élection s’inscrit pourtant dans un contexte pandémique qui nécessite de protéger les Français·es mais aussi le reste du monde.
Ne pas parler de santé mondiale, c’est ne pas prendre en compte les attentes des électeurs et des électrices qui subissent encore les conséquences de la pandémie et réclament des solutions justes et durables.
Ne pas se mobiliser sur les enjeux de santé mondiale, c’est laisser les pandémies de VIH/sida, de tuberculose et de paludisme continuer à causer des millions de morts chaque année, touchant de manière disproportionnée les femmes et les enfants. C’est aussi accepter que la santé soit soumise aux lois du profit, régie par le monopole des industries pharmaceutiques, plutôt que du bien commun.
Ne pas se saisir des solutions internationales pour répondre aux enjeux sanitaires qui n’ont pas de frontières, c’est risquer de ne pas se préparer correctement aux prochains défis qui nous attendent.
Et c’est pour toutes ces raisons que chez Action Santé Mondiale, et avec les associations de solidarité internationale du Collectif Santé Mondiale, nous ferons tout notre possible pour que la santé mondiale s’impose dans les débats de l’élection présidentielle.
Ne pas parler de santé mondiale, c’est ne pas prendre en compte les attentes des électeurs et des électrices qui subissent encore les conséquences de la pandémie et réclament des solutions justes et durables.
[1] Rapport d’état des lieux n°1510602146, Bilan de Stratégie de la France en santé mondiale 2017-2021, CREDES, novembre 2021
[2] Pour répondre au manque de financement du mécanisme ACT-A, la plateforme a notamment développé un modèle de « fair share » ou de « juste contribution », afin de calculer le montant des justes contributions de chaque pays en fonction de leur produit intérieur brut (PIB) au taux de change du marché (TMC), de leur PIB au TCM ajusté à l’ouverture économique, ainsi qu’à la progressivité sur la base de leur PIB par habitant.