Publié le 10 mars 2022 dans Actualités
En amont de l’élection présidentielle en France, Focus 2030 se mobilise pour créer les conditions d’un débat éclairé sur les enjeux de solidarité internationale, sur le financement du développement et la défense du multilatéralisme, et plus largement sur le rôle de la France dans le monde. Quels engagements la France devrait-elle prendre pour contribuer de façon significative à la lutte contre les inégalités mondiales, et plus largement à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) dans le monde ? En complément de son Bilan de la politique de développement international de la France durant le quinquennat d’Emmanuel Macron, Focus 2030 a recueilli le point de vue des organisations expertes dans leurs domaines respectifs. |
Focus 2030 : Quel bilan dressez-vous du quinquennat d’Emmanuel Macron en matière de solidarité internationale et de développement, et tout particulièrement sur les enjeux portés par Coordination SUD et ses membres ?
Olivier Bruyeron : Coordination SUD observe sous trois points principaux les évolutions de la politique de solidarité internationale de la France sur les cinq dernières années : les cadres législatifs et juridiques de la politique de développement, la quantité et la qualité de l’aide publique au développement, et enfin, la place de la société civile comme partenaire de cette politique.
Sur le plan législatif et juridique, le quinquennat est marqué par l’adoption de la Loi d’Orientation et de Programmation relative au Développement Solidaire et à la Lutte contre les Inégalités Mondiales (LOP DSLIM) votée début août 2021. Première loi de programmation sur cet enjeu, elle marque une réelle avancée de la France quant au volume et à la prévisibilité du financement de la solidarité internationale, la clarification de ses orientations politiques et stratégiques, et l’organisation de sa mise en œuvre, avec notamment, un rôle accru souhaité de la part de la société civile (tant au niveau politique et stratégique qu’à celui de la mise en œuvre). Mais elle aurait pu aller néanmoins plus loin sur certains points importants comme je l’aborderai en suivant.
Toujours sur le même plan, la période écoulée est également marquée par l’adoption de la loi portant sur les principes républicains du 24 août 2021 et sur laquelle nous avons exprimé nos fortes critiques du fait notamment des nouvelles responsabilités qu’elle introduit pour les dirigeants d’association et de notions floues à l’usage risqué. A cela s’ajoute la diffusion de nouvelles procédures de gestion qui sont de nature à complexifier et entraver l’accomplissement de certaines missions des organisations de solidarité internationale et heurtent certains de leurs principes fondamentaux d’action. Ces deux éléments ternissent sensiblement le bilan.
Au-delà de l’action législative, le quinquennat d’Emmanuel Macron a vu une augmentation substantielle de l’APD, conformément à ses promesses. Dès sa campagne en 2017, le candidat Macron a promis d’atteindre 0,55% de la richesse nationale allouée à la solidarité internationale à la fin du quinquennat. C’est chose faite, c’est indéniable. L’augmentation de la participation de la France dans les grands fonds multilatéraux ou d’autres a placé notre pays comme un des principaux soutiens au Fonds Mondial, au fonds vert pour le climat, etc. De plus, selon le nouveau cadre juridique, l’APD devrait, sous réserve d’une approbation au Parlement, continuer à augmenter jusqu’à 0,7% de la richesse nationale en 2025.
Pour Coordination SUD, un gage de qualité de son aide repose sur un équilibre entre prêt et don dans la déclinaison de son APD.
En revanche, la qualité de l’aide reste encore à rehausser, en particulier au regard de la crise sanitaire, économique, sociale, environnementale et politique. En effet, plusieurs cibles et priorités ne sont pas soutenues suffisamment au regard des modalités de financement actuels de la France.
Pour Coordination SUD, un gage de qualité de son aide repose sur un équilibre entre prêt et don dans la déclinaison de son APD. Le choix des modalités et des instruments par lesquels l’aide est fournie par les bailleurs n’est pas neutre. Le recours au prêt peut accentuer la dette des pays. Or, la France fait partie des trois plus gros « prêteurs » derrière le Japon et la Corée du Sud, alors que des pays comme le Danemark ou l’Australie ont une APD exclusivement constituée de dons. Depuis 2018, la part de prêt a augmenté par rapport à celle du don, passant de 18% en 2018 à 21% en 2020. Aujourd’hui, l’APD française est constituée seulement de 71% de dons, contre une moyenne de 88% pour les pays du Comité d’aide au développement. Cette tendance est à interroger, au regard du sens que la France entend donner à son aide. Sur ce point, la LOP-DSLIM n’apporte aucun réel changement puisqu’atteindre 70% de l’APD sous forme de dons en moyenne sur la période 2022‑2025, objectif inscrit dans la loi, est déjà une réalité de l’aide française.
Cette pratique est aussi problématique au regard de la destination géographique. La France s’est dotée d’une liste de 19 « pays prioritaires ». Pourtant, force est de constater que l’APD française va peu à ces pays, et encore moins à l’ensemble des pays les moins avancés. Pour 2021, seul un pays (le Sénégal) des 19 pays prioritaires apparait parmi les 15 premiers pays bénéficiant de l’APD ; 4 en prenant en compte les 18 premiers pays bénéficiaires de l’aide. Au-delà des intérêts diplomatiques et économiques, cela est particulièrement dû à la pratique du prêt. D’après la LOP-DSLIM, 25% de l’Aide Pays Programmable doit être à destination des 19 pays prioritaires de la France. Or 25% de l’APD dite programmable ne correspond qu’à environ à 15% de l’APD totale. La cible géographique ne peut, de fait, être atteinte.
Il en va de même sur les cibles sectorielles et transversales. La France accuse un sévère retard sur les volumes de financement ayant pour objectifs l’égalité femmes-hommes. L’APD ayant le genre comme objectif principal a certes légèrement augmenté durant le quinquennat. Mais alors que l’Union européenne et le Comité d’aide au développement de l’OCDE préconisent 85% des volumes annuels de l’APD bilatérale ayant pour objectif principal ou significatif et 20 % pour objectif principal l’égalité entre les femmes et les hommes, la France fixe ces mêmes objectifs à hauteur respectivement de 75%/20% d’ici à 2025. Cela est d’autant plus regrettable à l’heure où le Ministère de l’Europe et des affaires Etrangères se dote d’une « diplomatie féministe »…
Par ailleurs, aucune cible n’est donnée pour les secteurs financés. Depuis le Cicid de 2018, la France affirme comme prioritaires les secteurs de la santé, l’éducation, la nutrition, l’accès à l’eau, tous services sociaux de base à réel impact sur les conditions de vie des personnes les plus vulnérables, mais elle ne fixe aucun objectif financier, en termes d’affectation de son APD, à atteindre alors que ces mêmes secteurs ne dépassent pas 30% de l’APD totale de la France.
Même si la société civile est reconnue dans la LOP-DSLIM, de fortes améliorations sont encore à mettre en place quant au dialogue avec la société civile.
Dernier point, même si la société civile est reconnue dans la LOP-DSLIM, de fortes améliorations sont encore à mettre en place quant au dialogue avec la société civile. Le bilan du quinquennat est là aussi contrasté : place accordée et reconnue dans certaines instances, mais difficultés à penser réellement ensemble les évolutions souhaitables en termes de politiques ou de pratiques partenariales. Par ailleurs, et cela n’est pas anodin, les ONG françaises, bien qu’ayant bénéficié d’une croissance significative des moyens qui leur sont dédiés par l’Etat ces 5 dernières années, restent parmi les moins financées des pays de l’OCDE. A peine 6,5% de l’APD bilatérale transite par les OSC contre 15% en moyenne pour les pays de l’OCDE. De plus, la plupart de ces volumes financiers sont alloués à l’initiative de l’Etat et seulement une petite moitié vient financer le Droit d’initiative des ONG. Ce sont donc seulement quelques pourcents de l’APD française que l’Etat utilise pour soutenir les actions des OSC et de leurs partenaires ! Loin de la réalité des capacités d’initiative et d’action des OSC !
Focus 2030 : Quels grands défis la France devra-t-elle contribuer à résoudre lors des cinq prochaines années ? Qu’attendez-vous des candidat·e·s à l’élection présidentielle à ce sujet ?
Olivier Bruyeron : Les enjeux sur notre territoire, comme la pandémie de Covid-19, illustrent le fait que les crises n’ont pas de frontières. Elles sont partagées par l’ensemble des nations, l’ensemble des dirigeants mais surtout, l’ensemble des habitantes et habitants de la planète. Les crises sanitaire, économique, sociale, environnementale et politique sont infiniment liées entre-elles. Elles nécessitent une solidarité à la même échelle. Aujourd’hui toute action nationale a des impacts sur les populations, les territoires et les économies du monde entier.
La France doit prendre pleinement sa part de responsabilité pour permettre d’ériger la solidarité internationale en un réel outil de réponse aux enjeux géopolitiques et impulser un leadership durable.
Dans ce contexte, le sujet des inégalités est essentiel. Celles-ci sont multiples et interdépendantes. A titre d’exemple, les femmes reçoivent 35 % des revenus du travail dans le monde contre 65 % pour les hommes. Les 50% les plus pauvres de la planète génèrent 5 tonnes de CO2 par habitant quand les 1% les plus riches en produisent 89 tonnes. Pour la première fois depuis deux décennies, l’extrême pauvreté a augmenté obligeant environ 100 millions de personnes supplémentaires à vivre avec moins de 1,90 dollar par jour. La moitié des personnes pauvres sont des enfants et environ 70 % des personnes pauvres âgées de plus de 15 ans ne sont jamais allées à l’école. Enfin, aujourd’hui, 274 millions de personnes relèvent de l’action humanitaire et 41 milliards de dollars sont nécessaires pour soutenir les 183 millions de personnes parmi les plus démunies dans 63 pays. Et il ne reste que 8 années pour respecter les Objectifs de développement durable (ODD) et « ne laisser personne de côté ».
Face à cette situation, la France doit prendre pleinement sa part de responsabilité pour permettre d’ériger la solidarité internationale en un réel outil de réponse aux enjeux géopolitiques et impulser un leadership durable pour que les États, qui se sont accordés en 2015 sur l’adoption des Objectifs de développement durable, s’engagent plus résolument qu’actuellement dans leur mise en œuvre.
Coordination SUD attend des candidats et candidates qu’ils fassent vivre les enjeux de solidarité internationale et qu’ils débattent, avec les expertes et les experts travaillant sur ces questions, du public, de la société civile, … pour dégager des solutions pour une France engagée pour un monde solidaire, économiquement viable et équitable, écologiquement soutenable.
Coordination SUD attend également que les candidates et candidats proposent des mesures fortes pour, premièrement, mettre en œuvre la loi de développement solidaire et aller au-delà ; et, deuxièmement, renforcer le partenariat et la co-construction de la politique de développement avec la société civile.
Les crises actuelles nécessitent des investissements sans précédent. La loi d’août 2021 s’appuie sur les ODD, les Droits Humains, l’Accord de Paris sur le climat et le Droit international Humanitaire, afin de répondre aux besoins des populations des pays les moins avancés. La présidente ou le président élu devra veiller à la mise en œuvre effective de cette loi. La programmation budgétaire de l’APD devra atteindre les 0,7% de la richesse nationale (RNB) à l’horizon 2025 et permettre de préparer les ambitions jusqu’en 2030. Les crises actuelles impactent en premier lieu les populations les plus vulnérables en particulier lorsqu’elles subissent des discriminations basées sur leur origine, leur classe sociale, leur identité de genre, leur âge, leur état de santé, leur orientation sexuelle, leurs convictions religieuses... La priorité donnée à la lutte contre les inégalités doit donc devenir une réalité. Pour ce faire, Coordination SUD appelle à renforcer la part de dons dans l’aide française. Les prêts représentent une proportion trop importante de l’APD et ne sont pas appropriés au soutien des pays les plus pauvres de la planète et aux services sociaux de base. Dans cette optique les pays les moins avancés doivent bénéficier de la moitié de notre APD. Cette aide devra également renforcer en priorité les services sociaux de base, en y allouant au moins 50 % de celle-ci. Enfin, les projets financés devront réellement être sensibles aux besoins spécifiques des femmes, adolescentes et filles, en cohérence avec la diplomatie féministe. Evidemment, pour rendre ces progrès effectifs, l’accès des organisations de solidarité internationale aux personnes les plus vulnérables doit être garanti. La présidente ou le président élu devra se mobiliser pour protéger et étendre l’espace humanitaire, via une diplomatie humanitaire active promouvant le respect du Droit International Humanitaire (DIH) et les principes humanitaires et favoriser un allègement des procédures pesant sur les organisations.
Face aux enjeux cruciaux pour la planète et les sociétés en France et à l’international, et au-delà du cadre législatif, la société civile ainsi que les citoyennes et les citoyens demandent des solutions inclusives, pragmatiques et collectives.
Face aux enjeux cruciaux pour la planète et les sociétés en France et à l’international, et au-delà du cadre législatif, la société civile ainsi que les citoyennes et les citoyens demandent des solutions inclusives, pragmatiques et collectives. Il est essentiel de renforcer la participation effective et éclairée des citoyennes et citoyens dont les plus vulnérables et des bénéficiaires de l’aide. Reconnaître le travail des organisations de la société civile et les initiatives des citoyennes et des citoyens, c’est reconnaître leur légitimité, la pertinence du choix de leurs projets, partenaires, leur adaptation aux besoins locaux, gage de qualité des actions. Coordination SUD demande dans cette optique un renforcement de leur droit d’initiative, indispensable à l’adhésion à la politique publique et qui participera à un renforcement du dialogue, de la co-construction et la mise en œuvre conjointe de la politique de développement avec la société civile. Pour cela, il s’agit également de donner les moyens aux organisations de la société civile d’une politique efficace. Pour rappel, les organisations françaises œuvrant pour la solidarité internationale ne bénéficient que de 6,5% de l’aide française au développement quand la moyenne des pays membres du comité d’aide au développement de l’OCDE dépasse les 15%. La présidente ou le président élu devra changer cette situation en s’assurant que 2 milliards d’euros (10%) transitent par les organisations de la société civile en 2027, dont 70% de ces fonds alloués sur la base de projets à l’initiative des ONG. Respecter ces orientations c’est aussi permettre de mieux répondre aux enjeux sectoriels et transversaux de solidarité internationale tels que le genre, les jeunesses, le climat et la protection de l’environnement !
Focus 2030 : Quelles actions menez-vous dans le cadre de cette élection présidentielle ?
Olivier Bruyeron : Coordination SUD, dès juillet 2021, a mis en place un groupe de travail intersectoriel, réunissant des représentantes et représentants de chaque espace collectif de travail de Coordination SUD, et ce afin de construire positions et messages communs et transversaux au collectif.
Ainsi a été développée une stratégie de plaidoyer fondée sur l’interdépendance des crises et des situations des populations, ici et ailleurs, pour ériger la solidarité internationale comme seule réponse possible aux défis du monde contemporain. A travers la publication d’une tribune « Les crises n’ont pas de frontières », signée par 80 ONG, le plaidoyer de Coordination SUD a interpellé les candidates et candidats en mettant en avant les enjeux internationaux.
Coordination SUD est en lien avec les équipes de campagne et procède à des rendez-vous avec ces mêmes équipes pour présenter ses demandes et les faire se positionner sur les engagements proposés. Dans la continuité de ces rendez-vous, Coordination SUD fera parvenir un questionnaire pour évaluer les engagements de chaque candidat et candidate en matière de solidarité internationale. Partant de ces réponses, une analyse comparative sera publiée la semaine précédant le premier tour.
En complément, Coordination SUD est amené à relayer les différentes initiatives de ses organisations ou encore participe aux initiatives des réseaux auxquels elle appartient, comme celles prises, par exemple, par le Mouvement Associatif, et ce pour inscrire pleinement les questions de solidarité internationale au cœur du débat national.
Focus 2030 : Considérez-vous que les débats qui entourent l’élection présidentielle prennent suffisamment en compte les enjeux internationaux jusqu’à présent ?
Olivier Bruyeron : Non, à l’exception de la guerre en Ukraine, qui mobilise à juste titre actuellement. Mais au-delà de cette terrible situation, qui s’ajoute à d’autres crises en cours également effroyables, les enjeux internationaux sont peu présents ; et c’est fort regrettable. Cela est certainement révélateur de la trop faible compréhension et acception par les candidates et candidats d’enjeux qui, nationaux comme internationaux, sont interdépendants. D’où le plaidoyer de Coordination SUD pour montrer aux candidates et candidats que des solutions existent bien même si les défis sont nombreux et les dérèglements multiples. La prise de conscience de l’urgence sera-t-elle au rendez-vous ? On peut douter mais cela ne doit pas empêcher de continuer à porter ces messages.
Les questions de solidarité internationale peinent à émerger dans les médias ; cela freine, voire empêche, une meilleure visibilité et compréhension des enjeux globaux du monde contemporain par l’opinion publique.
De plus, les questions de solidarité internationale peinent à émerger dans les médias ; cela freine, voire empêche, une meilleure visibilité et compréhension des enjeux globaux du monde contemporain par l’opinion publique. Une connaissance accrue de ces interdépendances est plus que nécessaire pour faire de la solidarité internationale une solution aux défis d’aujourd’hui, certes pour le prochain quinquennat, mais plus globalement pour l’humanité et au service d’autres demains.