Focus 2030
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3 questions à Adeline Lescanne, Directrice Générale du Groupe Nutriset

Publié le 18 mars 2025 dans Actualités

La prochaine édition du Sommet Nutrition for Growth, organisée par la France les 27 et 28 mars 2025 à Paris, constitue une occasion unique d’engager la communauté internationale dans une lutte plus efficace contre la malnutrition. En amont de ce Sommet international, Focus 2030 consacre un dossier spécial aux enjeux de (mal)nutrition dans le monde et met en avant les points de vue et attentes d’organisations, de personnalités ou d’acteurs du domaine de la nutrition.

 

 

Interview de Adeline Lescanne, Directrice Générale du Groupe Nutriset

Focus 2030 : Dans les années 1980, Michel Lescanne, ingénieur en agriculture, décide de consacrer ses recherches à la conception de produits nutritionnels à destination des enfants souffrant de malnutrition. Il crée en 1986 l’entreprise Nutriset afin de les produire et de les distribuer. Nutriset a depuis permis de révolutionner le traitement de la malnutrition aiguë sévère dans le monde en développant Plumpy’Nut, le tout premier « RUTF » (Ready-to-Use Therapeutic Food). Pouvez-vous nous en dire plus sur ce produit phare ?

Adeline Lescanne, Directrice Générale du Groupe Nutriset : On peut, en effet, parler de « révolution » en évoquant l’arrivée, au milieu des années 1990, de ce produit en pâte, prêt à l’usage, riche en protéines, vitamines et micro-nutriments. Avant sa mise sur le marché, les médecins et les personnels soignant les enfants les plus sévèrement atteints de malnutrition aiguë disposaient de solutions nutritionnelles comme les laits thérapeutiques F-100 et F-75 que nous avions développés, quelques années auparavant, en collaboration avec des équipes de nutritionnistes internationaux. Mais ces traitements nécessitaient une mise en œuvre très lourde et surtout, ils devaient être utilisés avec de l’eau potable, ce qui n’était pas toujours évident. Les enfants devaient être hospitalisés pour de longues semaines, il fallait un personnel nombreux pour les surveiller et les alimenter toutes les quatre heures. Les familles, en particulier les mères, refusaient souvent de se séparer de leurs enfants.

Le déclic s’est produit en 1994, lors du génocide rwandais. Dans les camps de réfugiés, en RDC, les humanitaires étaient contraint de quitter, la nuit, les centres de renutrition. Lorsque les médecins et les infirmières revenaient le matin, c’était pour compter les morts. Il fallait réfléchir à une formule différente, prête à l’emploi.

Plumpy’Nut, grâce à son utilisation directe par l’enfant au sein de son foyer, a permis une vraie révolution, dépassant même celle des protocoles d’utilisation, rapidement validés par l’Organisation mondiale de la santé.

Plumpy’Nut, puis les produits qui en ont dérivé, ont en effet permis de renforcer l’autonomie nutritionnelle des patients, de leurs familles, mais aussi des pays où sévissait la malnutrition.

Les humanitaires ont pu soigner plus de malnutris, les mères ont pu retrouver un rôle important auprès de leurs enfants, et les États ont pu intégrer dans leurs politiques de santé ce traitement facile à distribuer et à fabriquer localement.

On constate aussi, avec la conception et la mise en œuvre de Plumpy’Nut, un alignement des planètes qui constitue une autre forme de révolution : la rencontre de trois milieux qui n’avaient peu ou pas l’habitude de travailler régulièrement ensemble : le monde académique, celui des chercheurs nutritionnistes qui élaboraient des formulations prenant en compte les progrès faits en matière de connaissance des mécanisme de la malnutrition ; le monde humanitaire, alors en plein développement qui, sur les terrains compliqués des conflits, des déplacements de populations, des catastrophes et des famines, venait au secours des enfants ; et enfin le milieu du secteur privé, de l’entreprise, que Nutriset représentait, et qui a été capable de concevoir les produits que les scientifiques concevaient et que les humanitaires réclamaient, en les mettant à l’échelle et en les diffusant largement.

Plumpy’Nut a aussi symbolisé une dernière révolution : celle de la localisation de la production dans les pays-mêmes touchés par la malnutrition. Avec des investissements en amont et en aval du produit, depuis la production sur place des matières premières entrant dans sa composition (l’arachide mais aussi le soja, le pois chiche), jusqu’aux systèmes de distribution à mettre en place pour encourager et renforcer l’autonomie nutritionnelle de tous.

 

Focus 2030 : En quoi la création du réseau PlumpyField par Nutriset en 2005, réunissant aujourd’hui 11 entrepreneurs locaux à travers le monde, a-t-elle permis de contribuer à la lutte contre la malnutrition ? A quels besoins ce réseau répond-il ?

Adeline Lescanne : La clé du développement de l’autonomie nutritionnelle a, en effet, été le réseau PlumpyField. Dès la création de Nutriset, en 1986, produire dans les pays les plus touchés par la malnutrition nous semblait une évidence. Mais ce n’était pas si simple. Cela apparaissait même, à l’époque, comme contre-intuitif. Pour atteindre des volumes de production significatifs, les obstacles à lever étaient considérables. Dans les pays concernés, les infrastructures agro-industrielles étaient peu nombreuses et inadaptées à nos fabrications. Les offres locales de matières premières, comme l’arachide, le lait ou le sucre, restaient très aléatoires, aussi bien en volumes à fournir qu’en qualité supérieure garantie. Un sous-financement général des secteurs économiques de ces pays n’encourageait pas non plus les investissements dans le secteur des entreprises. Enfin, d’une façon générale, les gouvernements locaux n’étaient guère motivés pour intégrer les questions nutritionnelles au sein de leurs politiques de santé. Les humanitaires eux-mêmes, les ONG comme les organisations des Nations unies, étaient réticents. Ils comprenaient bien l’intérêt de pouvoir disposer des produits de Nutriset à proximité immédiate de leurs programmes, mais ils doutaient fortement de la possibilité de les fabriquer localement avec toutes les exigences de qualité requises. Enfin, nos propres soutiens financiers, en France, s’interrogeaient. Pourquoi voulez-vous à tout prix créer votre propre concurrence dans les pays qui sont aujourd’hui vos clients ?

Nous avons persévéré car nous pensions que nos produits pouvaient être un levier de développement pour ces pays si nous réussissions, avec des entrepreneurs locaux, à valoriser localement l’ensemble de la chaîne de valeur qui y était attachée.

Selon le principe de la franchise et avec notre soutien technique et financier, des entrepreneurs basés dans ces pays ont pu fabriquer les produits de Nutriset dans les mêmes normes de qualité requises. Achetées par les agences des Nations unies, comme l’Unicef ou le Programme alimentaire mondial, les ONG internationales ou nationales et les gouvernements eux-mêmes, nos solutions nutritionnelles ont pu alors être diffusées plus largement dans une logique de proximité.

Vingt ans après sa création, le Réseau PlumpyField contribue aujourd’hui à fournir une très grande partie de la demande annuelle mondiale en matière de RUTF. Initiative unique en son genre, il fait figure de modèle durable, en pensant global et en agissant local. En ce temps de réchauffement climatique, produire au plus près des besoins plutôt que d’expédier d’un pays du Nord réduit l’emprunte carbone. Et au-delà de la création d’emplois et du développement de l’activité économique, en amont et en aval du produit, c’est également un terrain d’expérimentation sur les matières premières végétales, le développement de filières agro-industrielles adaptées, ainsi que la mise en place de nouveaux modèles de gouvernance ou de services.

C’est aussi une très belle aventure humaine qui, du Nigeria à l’Inde, du Burkina Faso à Haïti, de Madagascar au Soudan, des Etats-Unis à l’Éthiopie, sans oublier la France, permet à des chefs d’entreprise de se parler, de s’entraider, de travailler en synergie pour une cause commune : lutter contre toute les formes de malnutrition.

 

Focus 2030 : Les entreprises, comme Nutriset, doivent respecter un certain nombre de principes particulièrement stricts pour participer au prochain Sommet Nutrition for Growth à Paris les 27 et 28 mars. Pourquoi ce cadre a-t-il été établi pour le secteur privé ? Que faire pour qu’un plus grand nombre d’entreprises s’y conforment ?

Adeline Lescanne : Un cadre strict a été établi pour l’ensemble des acteurs participant au Sommet afin de garantir des engagements crédibles et durables. Parmi ces critères qui concernent le respect des Droits de l’Homme, les sanctions des Nations unies…, plusieurs concernent spécifiquement l’industrie agro-alimentaire :

  • Être en parfaite conformité avec le Code de commercialisation des substituts du lait maternel (le Code) pour les entités qui produisent, vendent et font la publicité des substituts du lait maternel,
  • Réaliser moins de 40 % du chiffre d’affaires ou du portefeuille de produits à partir de produits ultra transformés à forte teneur en graisses, en sucres et/ou en sel, tels que définis par un modèle de profil nutritionnel de l’OMS,
  • Et pour les entités qui commercialisent des aliments et des boissons : avoir en place des politiques visant à ne pas faire de publicité auprès des enfants âgés de 18 ans ou moins.

De fait, ces règles excluent d’office de nombreux acteurs de la Big Food qui font intégralement partie du système alimentaire et dont les impacts nutritionnels sont indéniables.

Ce cadre vise à éviter une sorte de greenwashing de la part de certains acteurs qui prendraient des engagements dérisoires au regard des externalités négatives générées.

Les entreprises qui ne respectent pas ces critères sont évidemment encouragées à faire évoluer leurs pratiques en veillant à ne pas faire la publicité de substituts du lait maternel ou d’aliments complémentaires, en mettant en place des politiques strictes visant l’amélioration des portefeuilles de vente sur tous les marchés, et en veillant à ce que les produits ultra transformés ou trop riches représentent moins de 40 % des ventes ou portefeuille de produits d’ici la prochaine édition du N4G.

Pour qu’un plus grand nombre d’entreprises se conforment, plusieurs leviers existent :

  • Au niveau des consommateurs qui peuvent être plus sélectifs sur les aliments qu’ils achètent et consomment, dès lors qu’ils en ont la capacité. Cela va de pair avec une éducation nutritionnelle plus poussée.
  • Au niveau des États, avec des politiques incitatives (priorités et facilités accordées aux entreprises à impact) et restrictives (taxes sur les sodas, les publicités alimentaires adressées aux jeunes de moins de 18 ans, etc…), tout en veillant à une cohérence des politiques dans leur ensemble. En France par exemple, au regard de l’envolée des maladies non transmissibles, la subvention de la culture de betteraves sucrières est-elle cohérente avec la recommandation de manger moins de sucre ?
  • Enfin, les entreprises, tout comme les États, doivent intégrer que la nutrition est un domaine particulièrement rentable. La Banque Mondiale estime que pour 1 $ investi, le retour est de 23 $. Toutes les entreprises impliquées dans les systèmes alimentaires, et un tant soit peu soucieuses de leur rôle et de leur responsabilité, peuvent prendre la décision de réorienter leurs forces vers un monde plus sain et plus résilient.


NB : Les opinions exprimées dans cette interview ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.

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