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Trois questions à Maguette Beye, Responsable de programme pour Helen Keller Intl

Publié le 21 mars 2025 dans Actualités

La prochaine édition du Sommet Nutrition for Growth, organisée par la France les 27 et 28 mars 2025 à Paris, constitue une occasion unique d’engager la communauté internationale dans une lutte plus efficace contre la malnutrition. En amont de ce Sommet international, Focus 2030 consacre un dossier spécial aux enjeux de (mal)nutrition dans le monde et met en avant les points de vue et attentes d’organisations, de personnalités ou d’acteurs du domaine de la nutrition.

 

 

3 questions à Maguette Beye, Responsable de programme pour Helen Keller Intl

Focus 2030 : Helen Keller International intervient dans une vingtaine de pays dans le monde pour lutter contre la malnutrition. Vous êtes responsable de programme nutrition au Sénégal. Quels sont les principaux défis nutritionnels auxquels le pays est confronté aujourd’hui ?

Maguette Beye : Le Sénégal a fait des progrès notables dans la lutte contre la malnutrition grâce au développement de la politique nutrition, notamment à travers le Plan Stratégique Multisectoriel de la Nutrition (PSMN) et la mise en place du Conseil National de Développement de la Nutrition (CNDN) rendant la nutrition une priorité nationale. Cependant, malgré ces avancées, le pays reste confronté à plusieurs défis nutritionnels, exacerbés par des disparités géographiques et socio-économiques.

L’un des principaux défis nutritionnels est la malnutrition infantile, notamment le retard de croissance, qui touche environ 18 % des enfants de moins de cinq ans à l’échelle nationale. Cependant, ce taux cache des inégalités régionales significatives. Par exemple, les régions de Kaffrine (28,4 %), Matam (25,3 %), Sédhiou (24,5 %) et Tambacounda (23,5 %) enregistrent des taux supérieurs au seuil acceptable de 20 %.

La malnutrition aiguë est également un défi majeur au Sénégal, touchant 10 % des enfants de moins de cinq ans à l’échelle nationale. Toutefois, certaines régions sont confrontées à des taux beaucoup plus élevés, supérieur au seuil critique de 15%, comme à Matam (22,2 %), Tambacounda (17,8 %) et Diourbel (17,1 %, Enquête Démographique et de Santé 2023). Cette malnutrition aiguë est en grande partie due à l’insécurité alimentaire, ainsi que l’insuffisance de pratiques alimentaires appropriées et de soins infantiles essentiels de qualité.

Un autre aspect majeur dans la lutte contre la malnutrition aiguë au Sénégal est la couverture insuffisante des interventions de nutrition.

Bien que des politiques soient mises en place et des programmes soient développés, leur portée reste limitée en raison de la faiblesse de la couverture des services de nutrition dans de nombreuses régions.

Les interventions telles que le dépistage de la malnutrition aiguë ainsi que le traitement des enfants malnutris ne parviennent pas toujours à atteindre les zones d’accès difficile, en raison des distances, du manque de ressources humain, l’insuffisance du produit nutritionnel (ATPE) et de la logistique insuffisante.

De plus, il existe des occasions manquées par les agents de santé et les acteurs communautaires pour offrir des services nutritionnels essentiels. Les agents communautaires, souvent en première ligne, n’ont pas toujours les compétences nécessaires ou assez de motivation pour offrir correctement les services de nutrition. Cette situation entraîne un déficit dans la prise en charge nutritionnelle des enfants et des femmes enceintes et allaitantes, augmentant ainsi le risque de malnutrition et de carences chez ces populations.

Par ailleurs, outre la malnutrition aiguë et le retard de croissance chez les enfants, les carences en micronutriments et la sous-alimentation des femmes enceintes demeurent des préoccupations majeures. Les carences en micronutriments, notamment en vitamine A, fer, acide folique et zinc, affectent gravement la santé des populations vulnérables. L’anémie, par exemple, touche un grand pourcentage d’enfants et de femmes, exacerbant les défis nutritionnels du pays.

Le Sénégal est également confronté à la dépendance à l’agriculture pluviale, exposant la production alimentaire aux variations climatiques. L’urbanisation rapide et les changements dans les habitudes alimentaires, notamment avec la consommation croissante d’aliments transformés, aggravent encore la situation nutritionnelle du pays. Cette transformation des habitudes alimentaires et la vulnérabilité de l’agriculture face au climat sont des facteurs déterminants dans la persistance de la malnutrition au Sénégal.

 

Focus 2030 : Quelle est l’approche d’Helen Keller International pour contribuer à la lutte contre la malnutrition ? Quels principaux projets mettez-vous en œuvre pour améliorer la situation nutritionnelle de la population au Sénégal ?

Maguette Beye : Au Sénégal, Helen Keller Intl met en œuvre une approche basée sur des preuves solides et des priorités stratégiques identifiées en collaboration avec le ministère de la Santé et de l’Action Sociale (MSAS). Cette approche repose sur cinq actions clés et a haut impact qui sauvent des vies, l’objectif est de faire bénéficier environ 1 million d’enfants de moins de cinq ans des services essentiels de nutrition ainsi que leurs mères/gardiennes mais également les femmes enceintes dans cinq régions.

  • La première action est la supplémentation en micronutriments multiples (MMS) pour les femmes enceintes. Cette intervention vise à répondre aux carences en micronutriments spécifiques et réduire les risques de complications pendant la grossesse, de prévenir l’anémie et d’améliorer la santé maternelle et infantile. Cette intervention est en phase d’introduction au Sénégal.
  • La promotion de l’allaitement exclusif est la deuxième action prioritaire. Helen Keller Intl soutient la promotion de l’allaitement maternel exclusif (seulement 34 % des mères allaitent exclusivement au Senegal) en sensibilisant les femmes enceintes et mères sur les bienfaits de l’allaitement pour la croissance et le développement des nourrissons dans cinq régions du Sénégal.
  • Ensuite, nous nous concentrons sur une alimentation complémentaire optimale pour les jeunes enfants. Helen Keller Intl soutient le MSAS pour mettre en place un projet de décret pour encadrer la promotion et la commercialisation des aliments destinés aux nourrissons et jeunes enfants. Elle soutient également les familles dans la mise en place de pratiques alimentaires adéquates à partir de 6 mois, en encourageant l’introduction des aliments de complément diversifiés et riches en nutriments (tels que les farines infantiles avec une diversité de céréales et légumineuses), la distribution de SQ_LNS dans les zones vulnérables.
  • La quatrième action consiste à la supplémentation en vitamine A pour les enfants de 6 à 59 mois. Cette intervention vise à réduire de 24 % la mortalité infanto-juvénile. Helen Keller Intl appuie le MSAS pour renforcer l’offre de services de supplémentation en vitamine A dans les services de routine au niveau des établissements de santé et communautaire pour atteindre 80 % des enfants.
  • Enfin, Helen Keller Intl met en œuvre le dépistage et le traitement précoce de la malnutrition aiguë, avec un focus au niveau communautaire à travers le programme PECMAS_com. Ce programme vise à améliorer l’identification précoce des cas de malnutrition aiguë chez les enfants et à garantir un traitement rapide et adapté. Il travaille étroitement avec les agents de santé et agents de santé communautaire pour renforcer leur capacité à dépister et à traiter efficacement les enfants souffrant de malnutrition aiguë modérée et sévère (sans complication), en garantissant un suivi rigoureux et une prise en charge médicale adéquate, 80 000 enfants en situation de malnutrition aigüe sévère sont ciblés dans ce programme pour quatre années.

À travers ces cinq actions stratégiques, Helen Keller Intl s’efforce de renforcer la prise en charge nutritionnelle au Sénégal en appuyant le MSAS, tout en augmentant la portée et l’efficacité des interventions au niveau communautaire et des établissements de santé.

Helen Keller Intl travaille également dans le système alimentaire avec le CNDN à travers l’accompagnement et le soutien des petites et moyennes entreprises (PME) dans la production d’aliments de complément améliorée (23 PME ciblées) ainsi que le renforcement de la fortification à grande échelle des aliments riches en micronutriments (huile en vitamine A et farine de blé tendre en fer/acide folique) et l’identification de potentiels véhicules.

 

Focus 2030 : La France accueillera les 27 et 28 mars le sommet Nutrition for Growth, offrant une opportunité unique de faire avancer la lutte contre la malnutrition à l’échelle mondiale. En tant qu’acteur du terrain, quelles sont vos attentes vis-à-vis de cet événement ? Quels engagements vous semblent essentiels pour renforcer l’efficacité de la lutte contre la malnutrition dans le monde ?

Maguette Beye : Tout d’abord, l’une de mes principales attentes vis-à-vis de ce sommet est qu’il permette de mobiliser un financement durable et suffisant pour les programmes de nutrition. Ce financement doit non seulement se concentrer sur les interventions à haut impact, mais aussi sur l’extension des services nutritionnels afin d’atteindre effectivement les communautés les plus vulnérables et garantir l’équité.

Par ailleurs, plusieurs engagements pris par le Sénégal sont essentiels pour renforcer l’efficacité de la lutte contre la malnutrition. Il s’agit notamment de :

  • Assurer la couverture en actions essentielles de nutrition d’au moins 80 % des enfants de moins de 5 ans et les femmes enceintes/allaitantes. L’indicateur de cet engagement inclue le pourcentage d’enfants de moins de 5 ans bénéficiant de services nutritionnels essentiels tels que le dépistage et l’admission au programme de prise en charge de la malnutrition aiguë. Cet engagement permettrait au Sénégal de mettre l’accent sur l’extension des services nutritionnels, en particulier le dépistage et le traitement de la malnutrition aiguë. Cet objectif s’aligne avec la quatrième action de Helen Keller International, qui vise à renforcer les services communautaires de nutrition en mettant l’accent sur la PECMAS_com (Prise en charge de la malnutrition aiguë sévère au niveau communautaire).
  • Améliorer l’environnement alimentaire pour garantir un accès équitable et durable à des régimes alimentaires sains, diversifiés et nutritifs d’ici 2030. Cet engagement repose sur un indicateur tel que le nombre de textes législatifs et réglementaires adoptés pour favoriser un environnement alimentaire sain (objectif de 6 textes d’ici 2030). Cette action serait particulièrement bénéfique pour protéger l’alimentation des nourrissons et jeunes enfants, et elle correspond à la troisième action clé de Helen Keller Intl, qui milite pour une alimentation complémentaire optimale.
  • Assurer le financement des plans d’action nutrition dans les secteurs concernés à hauteur d’au moins 70 % d’ici 2030, en mettant l’accent sur la mobilisation de ressources pour l’achat de produits nutritionnels essentiels tels que l’ATPE, la vitamine A, et d’autres produits critiques. Cet engagement est d’une importance capitale car sans produits disponibles, il n’y a pas de programme efficace. Il est donc essentiel que les financements soient non seulement alloués à la mise en œuvre des programmes mais aussi à l’approvisionnement en produits nutritionnels vitaux.

Ces engagements sont des leviers puissants pour renforcer l’efficacité de la lutte contre la malnutrition et assurer une approche systémique et durable. Ils visent à consolider les actions déjà mises en place et à créer un environnement propice pour combattre la malnutrition de manière inclusive et durable.

 

NB : Les opinions exprimées dans cette interview ne reflètent pas nécessairement les positions de Focus 2030.

 

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